New York — Dimanche 25 et lundi 26 janvier 1925

 En attendant l’Aquitania

Les jours qui suivirent s’écoulèrent avec une lenteur pesante, comme si le temps lui-même hésitait à les laisser quitter New York. Le départ à bord du RMS Aquitania, prévu pour le mardi 27 janvier au matin, demeurait encore abstrait, lointain, presque irréel. Entre les préparatifs de dernière minute et l’attente contrainte, les investigateurs passèrent l’essentiel du dimanche 25 et du lundi 26 janvier enfermés, à l’écart du tumulte de la ville, occupés à lire — ou à tenter de lire — les ouvrages impies qu’ils avaient arrachés aux ténèbres.

Ces livres n’étaient pas faits pour être lus vite.
Ils opposaient une résistance sourde, comme si chaque page cherchait à repousser l’esprit qui osait s’y aventurer.

Sam, encore affaibli par ses blessures — celles du corps autant que celles de l’âme — trouva dans ces lectures une fascination particulière, presque malsaine. Son regard revenait sans cesse vers La Vie d’un Dieu, dont certains passages semblaient résonner en lui avec une intensité troublante. Plus que les autres, ce texte s’insinuait dans ses pensées, s’y enracinait, et refusait d’en repartir.

Il lut d’abord avec prudence, puis avec une attention fiévreuse.

Le récit évoquait une marche nocturne au-delà de jardins de poussière, là où le désert cessait d’être un lieu pour devenir un seuil. Les étoiles y tremblaient comme des lampes suspendues dans l’eau, et l’air lui-même semblait onduler sous la respiration d’un Pharaon innommé. Sam eut l’étrange impression que ces phrases ne décrivaient pas un souvenir ancien, mais une expérience toujours en cours, suspendue hors du temps.

Les mots parlaient de prêtres aux gestes rituels, de bandeaux sur les yeux qui n’empêchaient pas de voir — au contraire. Voir trop. Voir les lignes invisibles qui séparaient les hommes de leurs rêves, les animaux de leurs ombres, les morts de leurs os. Tout s’y mêlait, se tordait et se renversait derrière des paupières closes, comme des serpents agités dans un panier trop étroit.

Sam dut s’arrêter un instant.
Son souffle s’était fait court.

Le texte poursuivait, implacable.
Un bassin d’onyx. Une eau stagnante reflétant un ciel qui n’existait pas encore. Une voix murmurée qui ne s’adressait pas à l’oreille, mais au crâne lui-même, comme si elle cherchait un passage. Et l’ordre, simple et terrible : Regarde.

Ce que le narrateur voyait alors n’était pas un dieu, mais lui-même — ou plutôt ce qu’il n’était pas encore. Un visage qui s’allongeait, des yeux creusés, des dents devenues aiguilles. Une silhouette marchant dans un temple sans portes, tenant dans une main le gourdin sacré, et dans l’autre quelque chose qui pleurait encore.

Sam sentit un frisson le parcourir.
Il détourna un instant les yeux du livre, mais les images persistaient.

La lecture devint plus éprouvante encore lorsque l’eau se mit à bouillir, révélant des souvenirs qui n’étaient pas ceux du narrateur, mais ceux du Pharaon lui-même. Des empires s’effondrant comme des fruits trop mûrs. Des foules agenouillées, la langue noircie, priant en silence. Un ange sans ailes rampant sur le sable, suppliant pour mourir. Le soleil mourant encore et encore, renaissant chaque fois plus affamé.

Quand Sam arriva aux dernières lignes, quelque chose en lui céda.

Le texte décrivait une voix qui ne murmurait pas, qui ne soufflait pas, mais qui entrait. Dans la tête. Dans les os. Dans la peau. Une voix qui parlait avec celle du narrateur et posait une question simple, presque moqueuse : Tu pensais pouvoir regarder un dieu sans t’y perdre ?

La conclusion s’imposa avec une clarté glaçante.
Ce n’était pas l’homme qui cherchait le dieu.
C’était le dieu qui, depuis le commencement du sable, cherchait un masque à porter.

Et il l’avait trouvé.

Sam referma lentement l’ouvrage.
Il resta longtemps immobile, le regard vide, comme s’il craignait qu’en relevant les yeux, le monde n’ait légèrement changé de place. Autour de lui, les autres poursuivaient leurs propres lectures, chacun enfermé dans son combat silencieux contre l’indicible.

Ces deux journées s’achevèrent ainsi, dans une atmosphère lourde, saturée de mots anciens et de révélations à demi comprises. Lorsque la nuit du lundi 26 janvier tomba sur New York, aucun d’entre eux ne dormit vraiment. Et s’ils rêvèrent, ce fut de déserts sans horizon, d’eaux noires reflétant des cieux impossibles, et de masques attendant patiemment qu’on les porte.

Le départ approchait.
Mais il était désormais évident que quelque chose, déjà, avait pris place en eux — et que l’océan ne suffirait peut-être pas à l’en chasser.

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