La traversée - RMS Aquitania - Dimanche 1er février 1925

Le grand dîner de gala du RMS Aquitania


Le dimanche 1er février 1925, veille de leur arrivée à Londres, s’imprima durablement dans l’esprit des investigateurs comme une journée de malaise diffus, de regards insistants et de certitudes impossibles à formuler.

Dès le matin, Alessandro, encore hanté par la rencontre du fumoir la veille, tenta de retrouver l’homme à la pièce d’or. Il interrogea des membres d’équipage, erra dans les coursives, observa longuement le fumoir à différentes heures du jour. Personne ne se souvenait de lui autrement que comme d’un habitué discret, sans nom, sans cabine clairement identifiée.
En fin d’après-midi, dans un geste presque désespéré, Alessandro laissa un mot au fumoir, rédigé à la hâte, proposant un rendez-vous plus tard dans la soirée.
Le mot ne reçut jamais de réponse.

Lorsque le soir tomba, Blair, Monsieur Lee et Alessandro se rendirent au dîner de gala, événement mondain majeur de la traversée. Ils y entrèrent avec cette appréhension diffuse qui ne les quittait plus, comme si chaque moment de calme n’était qu’un prélude.

La grande salle à manger de l’Aquitania étincelait.
Des lustres de cristal suspendaient au plafond des constellations artificielles, renvoyant leur éclat sur les nappes immaculées et les couverts parfaitement alignés. Les serveurs en gants blancs glissaient entre les tables avec une précision mécanique, presque chorégraphiée. Les invités, vêtus de leurs plus beaux atours, riaient, levaient leurs coupes, échangeaient des propos légers.

Et pourtant, quelque chose sonnait faux.

Les regards s’attardaient trop longtemps.
Les sourires semblaient figés une fraction de seconde de trop.
À plusieurs reprises, les conversations cessèrent brutalement lorsque l’un des investigateurs approchait,

avant de reprendre sur un ton mondain, comme si rien ne s’était produit.

Ils réalisèrent bientôt qu’ils étaient installés à une table centrale, parfaitement visible, comme exposés.
Un serveur, en déposant une assiette devant l’un d’eux, renversa légèrement un verre. Il se figea aussitôt, immobile, le regard fixé sur le visage de l’investigateur, comme s’il cherchait à y lire quelque chose d’invisible. Puis il s’excusa d’une voix blanche et s’éloigna.

Un homme âgé, à la moustache impeccablement taillée, se pencha alors vers eux.
Il parla doucement, presque confidentiellement :

« Pardonnez-moi… mais vous avez l’air… si familiers. Vous étiez à New York, n’est-ce pas ? »

Il sourit.
Un sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

À mesure que la soirée avançait, les investigateurs perçurent des fragments de phrases, arrachés au brouhaha ambiant comme des éclats mal dissimulés :

« …offrir… »
« …ils doivent être prêts… »
« …les symboles ne sont pas encore… »
« …le sang… »
« …la fille Carlyle… »

Chaque fois qu’ils tentaient de se rapprocher d’une table ou d’une conversation, le sujet changeait instantanément, glissant vers des banalités culinaires ou mondaines, comme si un signal invisible avait été donné.

Puis survint l’instant.

La réalité sembla couler sur elle-même.
La salle se figea.

La lumière demeura, mais le son disparut.
Un silence absolu, écrasant.

Alors, très faiblement, un chant s’éleva.
Un motif guttural, africain, ancien.
Répété par plusieurs voix parfaitement synchrones.

Les invités, autour d’eux, parlèrent soudain tous en même temps, avec la même intonation, la même cadence, comme une récitation collective :

« Kwa damu na mwili… kwa njia ya bahari… atarudi… »

Pendant une demi-seconde — une demi-seconde exactement — les investigateurs virent.

Tous les convives portaient des masques africains.
Des masques d’os, de peau, de bois noirci.
Les visages derrière étaient indistincts, comme avalés par l’ombre.

Puis, en un clignement d’œil, tout disparut.

Les masques n’étaient plus là.
Les conversations reprirent.
Les rires revinrent.
Les verres s’entrechoquèrent.

Comme si rien ne s’était produit.

Lorsqu’ils se levèrent pour quitter la salle, le brouhaha s’atténua légèrement.
Les regards convergèrent vers eux.
Juste un instant.

Ils eurent alors la sensation glaçante d’être les seuls êtres humains à bord d’un navire rempli d’imitations convaincantes.

Troublés, craignant d’avoir été la cible d’un sortilège d’une ampleur qu’ils ne pouvaient concevoir, ils regagnèrent leurs cabines et retrouvèrent Sam et Martin.

Martin était plongé dans la lecture des Sectes secrètes d’Afrique. Il venait de décrypter un passage consacré au Culte de la Langue Sanglante, plus violent encore que ceux déjà parcourus.

Il lut à haute voix les descriptions de rituels où le sang ne s’écoulait pas mais s’élevait, où les initiés entaillaient leurs propres langues, où une masse palpitante semblait répondre aux invocations. Il lut les mots d’un homme qui avait compris, trop tard, que ces cultes n’adoraient pas des abstractions.

À mesure que Martin avançait, son corps réagissait avant son esprit.
Son estomac se nouait.
Une sueur tiède perlait dans son dos.
Les gravures semblaient trop précises, trop charnelles. Les textures des plaies, la brillance des os polis, la forme anormalement humaine de certains artefacts donnaient presque l’illusion d’un contact.

Il cligna des yeux.
Les images ne changèrent pas.

Mais cette impression persistait.
Lourde.
Tenace.

Celle d’avoir été observé pendant la lecture.

La journée s’acheva ainsi, dans le murmure lointain de l’océan et le battement régulier des machines.

Et aucun d’eux ne doutait plus désormais que quelque chose, au-delà des livres et des rêves, les avait reconnus.

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