La traversée - RMS Aquitania - Vendredi 30 janvier 1925

 

Quand la pierre commence à écrire 

La journée du vendredi 30 janvier aurait pu s’écouler sans heurts, semblable aux précédentes, noyée dans le balancement régulier du RMS Aquitania et la monotonie feutrée de la traversée. L’océan était calme, presque docile, et rien, en apparence, ne laissait présager que quelque chose de plus ancien que la mer elle-même poursuivait désormais les investigateurs.

Pourtant, sous cette façade de normalité, un glissement imperceptible s’opérait.

Monsieur Lee avançait frénétiquement dans la lecture du Peuple du Monolithe. Chaque page semblait le happer davantage, comme si le livre n’était plus un simple recueil de poèmes, mais un mécanisme patient, réglé pour user l’esprit jusqu’à ce qu’il devienne perméable. Ses compagnons remarquèrent son regard absent, ses silences trop longs, la manière dont ses doigts s’attardaient sur la reliure, comme sur une chose vivante.

La nuit venue, alors que le navire sombrait dans un sommeil artificiel — couloirs assoupis, lampes réduites à des halos jaunâtres, turbines ronronnant comme un cœur mécanique — l’événement survint.

Dans la cabine, une seule lumière demeurait allumée : celle près du lit de Monsieur Lee.

Au premier regard, on aurait pu croire qu’il lisait encore. Mais il dormait. Du moins, son corps semblait dormir. Sa respiration était lente, trop lente, presque mesurée. Ses paupières closes frémissaient par instants, comme si ses yeux continuaient à lire derrière la chair.

Ses mains, en revanche, ne dormaient pas.

L’une d’elles serrait un stylo.
L’autre maintenait un carnet ouvert sur ses genoux.

Et son poignet traçait.

Le bruit de la plume griffant le papier résonnait dans le silence de la cabine : sec, répétitif, obstiné. Un geste saccadé mais sûr, guidé par une volonté étrangère. L’encre s’étirait, sombre et brillante, comme pressée hors du monde par nécessité.

Alors Lee murmura.

Ce ne fut ni un cri, ni un appel.
Plutôt une récitation basse, presque respectueuse, comme si les mots exigeaient le silence autour d’eux pour exister.

Il parlait d’une pierre qui respire.
D’ombres qui se souviennent.
D’une bouche enfouie sous les pavés du monde, attendant le mot exact.

Les phrases s’enchaînaient, sans hésitation, sans correction, comme dictées depuis un lieu où elles existaient déjà. La ville sans étoile était évoquée, dissimulant son cœur sous terre. Une injonction surgit, précise, glaçante : chercher l’endroit où la lumière tombe selon un angle parfait.

Puis, brusquement, tout s’arrêta.

Le stylo glissa de ses doigts.
Ses mains retombèrent inertes.
Son corps s’affaissa sur l’oreiller, vidé, comme si une force invisible avait quitté la pièce en emportant avec elle ce qui l’animait.

Lorsque la lampe fut allumée, le poème apparut.

L’encre avait séché trop vite, laissant à la surface du papier un reflet huileux, presque irisé. Les vers n’avaient rien d’humain dans leur construction : trop précis, trop assurés, trop anciens dans leur cadence.

En bas de la page, un dernier mot avait été ajouté, d’une main plus tremblée, mais non moins déterminée :

« Londres. »

Et sous ce nom — lourd comme une sentence — figurait un symbole.

Un losange traversé d’une ligne verticale.
Un glyphe déjà entrevu.
Un signe pnakotique.

À cet instant, les compagnons comprirent que le livre ne se contentait plus d’être lu.

Il écrivait.

Et ce qu’il écrivait ne relevait ni de la poésie, ni de la fiction, mais d’une cartographie occulte, dessinée à travers la chair et l’esprit d’un homme endormi.

La nuit reprit ses droits, mais aucun d’eux ne dormit vraiment.

Car désormais, une certitude s’imposait, muette et implacable :
ce qu’ils trouveraient à Londres…
les attendait déjà.

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