New-York - Vendredi 23 janvier 1925
Le vent soufflait toujours, râpeux et glacé, comme un murmure d’avertissement au creux des ruelles étroites de Harlem. Mais à l’intérieur de la pension où s’étaient réfugiés les investigateurs, c’était un autre froid qui régnait — celui de la connaissance interdite, lentement distillée au fil des pages noircies par des plumes trempées dans la folie.
La journée s’écoula dans une atmosphère de fièvre studieuse et d’angoisse latente. Les blessures étaient pansées, les corps reprenaient leur souffle, mais les esprits, eux, plongeaient tête la première dans des abîmes dont ils ne reviendraient peut-être jamais.
Sam Genero s’empara du manuscrit La Vie d’un Dieu, journal unique de Montgomery Crompton, artiste anglais halluciné et vétéran brisé, arrivé en Égypte en 1805 pour fuir ses fantômes et y découvrir pire.
Crompton, plume grandiloquente et esprit en décomposition, y relatait ses nuits dissolues, ses déambulations dans les souks du Caire saturés d’encens, ses hallucinations colorées dans les vapeurs du haschisch, jusqu’à sa rencontre avec une idée : le Pharaon Noir.Obsession fiévreuse, Crompton se persuada qu’il était son avatar sur Terre. Il traquait les signes dans les pierres antiques, dans les murmures du désert, dans ses propres cauchemars. Les fresques aux dieux sans nom lui parlaient, les ruines lui murmuraient des révélations. Il griffonnait des symboles obscènes, rêvait de cryptes palatiales sous les sables et de sacrifices dans des temples de silence et de sang.
Son journal sombrait avec lui. Les lignes devenaient hachurées, incohérentes. Les noms des villes se confondaient avec ceux des étoiles. Il décrivait des meurtres rituels dans des chambres de basalte, un gourdin hérissé de pointes, des adorations extatiques devant des créatures aux yeux d’onyx.
Monsieur Lee, quant à lui, tourna les pages d’un mince recueil à la couverture étrange, presque organique : Le Peuple du Monolithe, de Justin Geoffrey, poète oublié et damné.
Dès les premières strophes, un malaise insidieux s’insinua. Les vers évoquaient une nature dévastée,
pétrifiée, habitée par des choses anciennes qui guettaient au seuil du monde. Il n’y avait ni exaltation, ni élévation dans ces poèmes, mais la chute. Toujours. Lentement, inexorablement.Les figures divines y apparaissaient comme des entités obscènes, étrangères à toute morale humaine. Le poème The Starspawn décrivait une procession stellaire vers des portes béantes, un cortège grotesque traversant des landes mortes. D’autres poèmes — Nemesis, Strutter in the Dark — semblaient avoir été écrits dans un état second, dans un lieu où les lois du temps n’avaient plus cours.
À mesure que Lee lisait, une vérité glaciale se dessinait : le cosmos n’était pas vide, mais habité d’un hurlement sourd, un chant d’oubli. Et il n’y avait pas de salut dans la contemplation du monde, seulement l’annihilation.
Blair, lui, ouvrit les Manuscrits Pnakotiques — une édition anglaise du XVe siècle, rugueuse, épaisse, respirant la poussière et le savoir interdit.
Les premières pages exposaient des visions cosmogoniques anciennes : l’homme primitif, stupide et nu, éclairé par les Êtres Ailés venus du ciel. Les pages suivantes basculaient dans l’inconcevable. Il était question d’une race venue d’Hyperborée, de la Cité des Archives — Pnakotis, et d’un savoir hérité des Grands Anciens.Blair y lut les noms de Rlim Shaikorth, Rhan-Tegoth, Tsathoggua, Aphoom Zhah, Cthugha, entités élémentaires et dévoreuses de temps. Des liens occultes reliaient leurs cultes oubliés. Le manuscrit décrivait l’influence d’êtres d’outre-espace sur la psyché humaine, les migrations de races anciennes, les prophéties du retour d’Azathoth, noyau pulsant d’un chaos aveugle.
Ce n’était pas un livre, mais un piège de mots, une carte dressée par des intelligences inhumaines, un avertissement rédigé en glyphes que seuls les damnés pouvaient comprendre.
Alessandro, lui, s’acharna sur un ouvrage rédigé en français ancien : Passages choisis du Livre d’Ivon.
Mais malgré son érudition, les subtilités du texte lui échappaient. Des phrases brisées, des termes alchimiques, des tournures cabalistiques, comme si l’ouvrage se refusait à livrer son essence. Une frustration insidieuse s’installa en lui — il pressentait un sens tapi derrière les mots, comme une présence dissimulée derrière un rideau de brume.
Lorsque le jour s’éteignit, emportant avec lui la faible clarté de janvier, les investigateurs étaient changés.
Leurs yeux étaient rougis, leurs mains tremblaient légèrement, et un silence lourd flottait entre eux, comme si chacun redoutait de formuler à haute voix ce qu’il avait lu. Il n’était plus seulement question d’un complot. Mais d’un théâtre cosmique dont l’humanité n’était qu’un accessoire grotesque et provisoire.
Et au milieu de ce gouffre de connaissances interdites, la boutique Ju-Ju, à Harlem, devenait soudain le nœud d’un fil noir qu’ils devaient trancher.
Cette nuit, ils iraient.
Et peut-être, ne reviendraient-ils pas.
Les Grottes Putrides de Harlem
La nuit du 23 janvier 1925 demeura à jamais gravée dans l’esprit de ceux qui eurent l’infortune de
fouler les dalles infectées de la Ju-Ju House. Ce qu’ils y découvrirent dépassa de loin les terreurs les plus insanes évoquées dans les grimoires occultes ou les vers du poète Geoffrey. C’était une plongée dans l’ombre primitive — là où les lois naturelles s’effritent et où la raison vacille.
Vers neuf heures du soir, Alessandro, Monsieur Lee, Martin et Blair rejoignirent Charlie dans l’arrière-boutique abandonnée du prêteur sur gage de la 138e rue. Déjà, l’air semblait plus lourd, plus dense qu’ailleurs, comme chargé d’une invisible électricité malsaine. Un plan fut élaboré : Charlie resterait en arrière, embusqué, pour intercepter tout renfort cultiste. La police, contactée par ses soins, se tiendrait en alerte — mais n’oserait s’approcher.
À une heure du matin, l’intrusion eut lieu.
Crochetant la serrure avec une aisance glacée, Alessandro ouvrit la porte sur l’échoppe maudite. À peine entrés, ils furent assaillis par l’atmosphère délétère de la boutique : un capharnaüm rituel, saturé d’artefacts impies — masques simiesques aux rictus figés, fétiches d’os et de viscères, cuirs humains aux symboles entaillés, exsudant encore des relents de chair sacrifiée.
La trappe fut découverte sous un tapis crasseux. Lorsqu’elle s’ouvrit dans un grincement de métal rongé, l’odeur qui s’en échappa n’était pas celle d’un caveau, mais d’un autre monde. Elle portait le goût amer du péché ancien, du sang coagulé et de quelque chose de plus abject encore — un souffle animal venu d’une bouche qui n’était pas faite pour parler.
Ils descendirent.
Dans le silence souterrain, les murs suintaient d’humidité, griffés de traînées brunes comme si les pierres elles-mêmes avaient tenté de s’arracher à la réalité. Le couloir conduisait à une porte bardée de glyphes inconnus — gardienne d’un secret qu’il aurait mieux valu ne jamais violer.
Et pourtant, ils entrèrent.
La salle qu’ils découvrirent évoquait les cryptes d’un culte éteint depuis des ères cyclopéennes. Des tambours d’ébène palpitants, des caisses éventrées, des masques d’os hurlant leur silence. Au centre, un puits scellé, monstrueuse bouche de pierre bâillonnée. Et tout autour, la puanteur — rance, charnelle, vivante.
Puis vinrent les pas.
Derrière la tenture pourpre, ils apparurent — silhouettes titubantes, parodies grotesques de l’homme. Leurs visages étaient des masques décomposés de douleur, leurs yeux morts, leurs corps lacérés, animés par une force innommable. Ce n’étaient pas des morts. Ce n’étaient pas des vivants. C’étaient des instruments, des coquilles animées par la faim et la souillure.
Et parmi eux, un visage.
Margarita.
Ou ce qu’il en restait.
Elle se tenait là, tremblante, vêtue de haillons souillés. Son collier de perles pendait toujours à son cou, relique dérisoire de son humanité passée. Ses yeux vitreux fixèrent Alessandro. Un murmure échappa de sa gorge noire, brisé comme le souvenir d’un amour profané :
— « Signorino… ? »
Ce fut un supplice. Alessandro sentit quelque chose se briser en lui — un lien sacré, détruit, retourné contre lui. Un cri animal remplaça les mots, et elle bondit, abomination hurlante, griffes tendues vers son protégé d’autrefois.
Le sang coula. Les balles hurlèrent dans l’air stagnant. Blair pria, Monsieur Lee fit feu avec une précision clinique, et Martin, revenu de sa panique initiale, abattit Margarita d’un coup de fusil qui éclata son crâne dans une gerbe noirâtre.
L’alcôve du prêtre sanglant
En soulevant le rideau de velours pourpre qui masquait l’alcôve, Alessandro eut la sensation d’entrer dans une autre réalité, où le temps lui-même semblait s’être figé dans une attente funèbre. L’air, saturé de musc, d’encens rance et d’une sueur ancienne, s’épaississait au point d’être presque palpable.
L’espace était étroit – deux mètres sur deux à peine – mais chaque centimètre semblait chargé d’une présence invisible, oppressante. Dans un coin de l’alcôve, contre le mur du fond, était posée une grande peau de léopard, enroulée soigneusement sur elle-même. En la dépliant, les investigateurs y découvrirent une collection d’artefacts impies, dont chacun semblait rayonner une aura occulte propre.
La robe du grand prêtre
Suspendue à une patère de bois noir, elle pendait, chatoyante, terrifiante, comme la dépouille d’un oiseau démoniaque. Des plumes vibrantes aux tons rouges, bleus, et rosés – identifiables à des flamants roses et des martins-pêcheurs d’Afrique orientale – formaient une mosaïque hypnotique, presque vivante. Elle ne semblait pas seulement avoir été portée… elle semblait habiter son porteur.
Les griffes de lion
Juste à côté, suspendues également, une paire de gants grossiers, assemblés à partir de tissu et de peau, se terminaient par d’imposantes griffes de lion. Chacune semblait encore tachée d’un brun sec. Elles étaient plus que des armes : c’étaient des instruments de rituel, faites pour lacérer dans la chair autant que dans l’âme.Le manuscrit de Harvard
Près des artefacts, posé à même le sol, un livre épais, à la reliure usée et portant le sceau discret de la
bibliothèque d’Harvard. Les Sectes secrètes d’Afrique. Les marges étaient remplies de notes manuscrites nerveuses. Le nom de Jackson Elias y revenait à plusieurs reprises. L’ouvrage exhalait une odeur d’encre rance et de peau humaine vieillie.
Le masque
Sur une petite tablette en bois noir trônait un masque, pièce maîtresse de cette collection cauchemardesque. Sculpté dans un bois qui ne semblait ni terrestre ni minéral, il représentait un démon africain aux traits composites : une bouche béante, des yeux d’obsidienne, une crinière des excroissances sinueuses. Aucune sangle, aucune attache. Même à distance, certains sentaient un picotement au front, une envie maladive de l’essayer.À côté, un bol parfaitement circulaire, d’un cuivre étrangement pâle, luisait comme s’il transpirait. Gravé de runes inconnues, il reflétait la lumière d’une manière déformée, comme un miroir d’eau agitée.
Le sceptre sculpté
Posé en oblique contre le mur, un sceptre d’apparat, taillé dans du bois de baobab, finement gravé de symboles africains et d’anciens hiéroglyphes. Le bois semblait encore chaud, comme si une main invisible l’avait tenu récemment.
Le serre-tête de métal gris
Enfin, replié dans une étoffe noire, un serre-tête d’un métal terne, presque spectral. Il semblait avoir été forgé dans la lune, ses runes couraient comme des rivières autour du bandeau. Un sentiment de protection émanait de lui, comme si quelque chose de vieux et de sage gardait encore les secrets de cet artefact.
Sur une tablette grossièrement taillée, un morceau de papier jauni, tremblant encore d’un souffle imaginaire, semblait presque oublier qu’il existait. En l’approchant, les investigateurs découvrirent une note manuscrite. L’encre avait coulé, mais les mots demeuraient lisibles. Elle évoquait l’Australie, une expédition, des découvertes...
Un pont était lancé. Une route vers le sud, au bout du monde.
Le puit de l'indicible
Puis, le puits.
Ils soulevèrent la dalle.
Et l’enfer leur parla.
Une haleine antique monta du gouffre, pestilentielle, charriant les souffrances d’innombrables âmes. Une forme rampa hors des ténèbres — masse charnelle, gélatineuse, un agrégat de visages suppliciés, pleurant, hurlant, riant à l’unisson dans une cacophonie de damnation. Ce n’était pas une créature. C’était une mémoire biologique du mal. Et elle connaissait leur nom.Monsieur Lee fut foudroyé par les hurlements. Martin perdit la vue et l’ouïe dans un spasme de terreur primale. Blair s’agrippa à son chapelet comme un noyé à une épave. Alessandro, dans un éclair de lucidité, jeta la dynamite.
L’explosion secoua les fondations du cauchemar.
Et ce ne fut pas assez.
Ils revinrent, lançant cette fois les bâtons purificateurs par salves. La chose ne devait plus jamais parler. Ne plus jamais respirer. Ne plus jamais voir.
Alors seulement, à l’aube, les survivants regagnèrent le Waldorf-Astoria, porteurs d’un silence neuf. Car les mots leur avaient été retirés. Il ne restait que la mémoire — et ce qu’elle laissait derrière elle. Des cicatrices sur l’âme.
Les profondeurs de la Ju-Ju House avaient été scellées.
Mais certaines portes, une fois ouvertes, ne se referment jamais tout à fait.




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