La traversée - RMS Aquitania - Mercredi 28 janvier 1925
Atlantique Nord
Le lendemain aurait pu se dérouler à l’identique.
Il aurait pu.
Mais deux événements vinrent fissurer cette illusion de traversée paisible.
En fin d’après-midi, alors que le soleil déclinait lentement, Blair, Monsieur Lee et Alessandro se trouvèrent sur le pont promenade. La lumière orangée du couchant baignait le pont d’un éclat presque religieux, et l’Atlantique s’étendait à perte de vue, indifférent, immense.
Le vent portait l’odeur salée de la mer.
Mais aussi autre chose.
Un parfum métallique, fugitif, presque imperceptible… comme du sang sur une lame froide.
Les passagers s’étaient rassemblés pour admirer l’horizon : couples élégants, voyageurs fortunés, hommes
d’affaires silencieux. Tous semblaient absorbés par la vue.Puis, sans raison apparente, un malaise diffus s’installa.
Quelqu’un, au milieu de la foule, les observait.
Pas ouvertement.
Pas avec insistance.
Juste assez pour que cela puisse passer pour un hasard.
Une silhouette sombre, vêtue d’un long pardessus, le chapeau abaissé sur le visage. La tête légèrement inclinée, comme si elle les détaillait depuis l’ombre. Mais chaque fois qu’un regard cherchait à s’y accrocher, la silhouette se fondait dans la masse des passagers, insaisissable.
Et pendant quelques secondes — quelques battements de cœur seulement — Blair crut apercevoir une Hudson noire, parfaitement incongrue, stationnée sur le pont.
Il cligna des yeux.
La voiture se transforma en une simple caisse d’emballage solidement arrimée.
Rien de plus.
Rien de moins.
Ce fut après cet incident que Monsieur Lee, retiré dans un salon plus calme, reprit la lecture du Peuple du Monolithe.
Dès que ses doigts se posèrent sur la couverture, une impression troublante le traversa. La matière n’était ni cuir ni tissu. Elle semblait légèrement élastique… presque chaude. Elle cédait sous la pression, puis reprenait lentement sa forme. Comme une peau.
Lorsqu’il ouvrit le livre, un souffle froid passa derrière lui, sans origine identifiable.
Les mots, eux, hésitaient à se fixer sur la page.
Les poèmes s’imposèrent à son esprit non comme une lecture, mais comme une intrusion. Une lande grise, sans ciel ni horizon. Un monolithe noir, tordu comme un os fossilisé, dressé au centre de ce néant. Autour, des silhouettes immobiles — des réminiscences de formes humaines.
À mesure qu’il avançait, la sensation d’être observé s’intensifia. Une présence semblait se tenir juste derrière lui, attentive, patiente. Lorsqu’il se retournait, il n’y avait rien. Pourtant, la pièce paraissait toujours un peu plus étroite qu’auparavant.
Les murs semblaient s’affaisser imperceptiblement.
Le sol respirait.
Un soupir chaud — ou affamé — passait sous ses pieds.
Et lorsque le dernier poème se mit à vibrer, la reliure elle-même frissonna. Un murmure, presque une expiration, sembla naître du livre :
« Nous… te… voyons… »
Pendant un instant fugace, les lignes se réarrangèrent sur la page, dessinant la forme ovoïde d’un œil unique. Puis tout redevint texte.
Le livre se tut.
Mais il n’était plus silencieux.
La traversée venait à peine de commencer.
Et déjà, l’Atlantique semblait moins être un espace de passage…
qu’un intervalle,
un lieu suspendu où quelque chose avait trouvé le temps — et la distance — nécessaires pour s’approcher.


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