La traversée - RMS Aquitania - Jeudi 29 janvier 1925
Le Cœur sous la Pierre
La journée du jeudi 29 janvier 1925 s’écoula avec une lenteur pesante, rythmée par le souffle régulier des machines et le roulis hypnotique de l’Atlantique. Le RMS Aquitania poursuivait sa route vers l’est, indifférent aux tourments qui rongeaient peu à peu l’esprit de certains de ses passagers.
Dans les salons feutrés et les cabines capitonnées, les heures furent consacrées à l’étude fébrile des ouvrages maudits arrachés à New York. Chaque page tournée semblait alourdir l’air, comme si le navire lui-même s’enfonçait non seulement dans l’océan, mais dans une couche plus ancienne et plus obscure de la réalité.Alessandro, hanté par l’étrange rencontre de la veille sur le pont promenade, tenta d’obtenir la liste complète des passagers. Ses démarches restèrent vaines. Les stewards éludèrent, les responsables administratifs se montrèrent évasifs, et chaque refus, poli mais ferme, ne fit qu’accroître son malaise. Il lui sembla, sans pouvoir l’expliquer, que certains noms ne devaient pas être écrits. Ou lus.
Ce même jour, Sam fut à nouveau troublé par La Vie d’un Dieu.
Le manuscrit, déjà lourd et moite sous ses doigts, livra un passage qui le marqua d’une empreinte durable : La Salle du Trône.
À mesure qu’il lisait, la cabine lui parut se resserrer imperceptiblement. Les mots de Crompton ne décrivaient pas seulement une descente souterraine, mais une progression à rebours — une remontée à travers la chair du monde, vers un lieu où la pierre respirait et où le sacré prenait la forme d’une blessure ouverte.
Sam sentit une oppression sourde lui enserrer la poitrine lorsque le journal évoqua le Trône — non pas un siège, mais une attente minérale, hérissée de pointes, conçue pour un souverain qui ne s’asseyait jamais. Le masque d’or noir, suspendu sans chaînes, sembla luire un instant sous ses yeux, comme s’il flottait réellement dans l’air au-dessus des pages.
Lorsque Crompton décrivit le toucher — cette main inhumaine aux doigts trop nombreux, ce geste de bénédiction dévoyé — Sam eut la sensation fugace que quelque chose frôlait son propre crâne. Une pression imaginaire, mais insistante. Et l’ordre final, froid et définitif, résonna en lui longtemps après qu’il eut refermé le livre :
Il ne s’agissait pas d’adorer.
Il s’agissait de servir.
Sam comprit alors que le Trône n’était pas seulement un lieu.
C’était une destination.
Dans le silence de la cabine, troublé seulement par le gémissement discret du bois et le souffle profond des machines, Lee lisait. Depuis combien de temps — nul n’aurait su le dire. La lampe à huile vacillait par intermittence, comme si l’air lui-même résistait à la lumière.
Puis, sans prévenir, Lee parla.
Il ne s’adressa à personne.
Il récita.
Les mots quittèrent ses lèvres d’une voix étrangère, plate, mécanique, comme arrachés à une mémoire qui n’était pas la sienne. Les vers évoquaient des ombres au pied d’un monolithe, des noms oubliés cherchant à renaître. Puis le ton changea. La voix s’approfondit, devint plus lourde — et ce qui parla alors ne semblait plus tout à fait humain.
"Quand les ombres s'étirent au pied du monolithe,
les noms oubliés cherchent un souffle pour renaître..."
Il ajouta d'un ton plus grave, comme si une autre voix parlait à travers lui :
"... et lorsque la pierre se souvient,
la chair doit se taire."
Quand le silence retomba, il fut total.
Oppressant.
Glacial.
La flamme de la lampe s’allongea, se tordit, puis reprit sa forme, comme libérée d’un regard invisible. Lee demeura figé, les yeux rivés sur le livre, mais il ne lisait plus. Lorsqu’on l’appela enfin, il sursauta comme un homme brutalement arraché à un songe abyssal.
Il ne se souvenait de rien.
Rien des mots prononcés.
Rien de la voix.
Rien du moment.
Mais le livre était resté ouvert devant lui.
Sur une page entièrement blanche.
Aucun poème.
Aucune encre.
Comme si le texte s’était retiré… ou avait été lu ailleurs.
La journée s’acheva sur cette note sombre.
Et tandis que le RMS Aquitania poursuivait sa route dans la nuit atlantique, chacun sentit confusément que quelque chose avait changé.
Non pas autour d’eux.
Mais en eux.
Le navire avançait toujours.
Mais certains savaient désormais qu’il existait des voyages dont on ne revenait pas tout à fait entier.


Commentaires
Enregistrer un commentaire