New York - Mardi 20 janvier 1925

 6h du matin.

Alessandro fut réveillé par Margarita. Le lieutenant Poole était au téléphone.
Une urgence. Une horreur. Une disparition.
Sam.

Les investigateurs accoururent au French Hospital. Poole les attendait. Il leur annonça la disparition inexplicable de Sam. Ils visitèrent la chambre.

L’air avait changé. Il n’avait plus rien d’humain.

Une poussière étrange tapissait chaque surface. Une lumière blafarde perçait à travers une fenêtre éventrée.

Le bois était griffé, le mur labouré de marques non humaines.

Sur le toit voisin, une empreinte colossale. Comme si quelque chose s’y était posé… un instant… avant de s’élancer vers le ciel.

Le ciel.
Il n’était plus une voûte familière.

C’était désormais un gouffre.
 
Dans une autre aile de l’hôpital, ils rencontrèrent Lloyd Spencer, l’homme qui partageait la chambre de Sam. Il était sanglé au lit, hagard.

« Il va revenir… Le Diable va revenir… Je l’ai vu… Il a pris l’autre… et il veut encore du sang… »

Il supplia :
« Enfermez-moi… Pas de fenêtre… PAS DE FENÊTRE ! »

Puis il hurla, se débâtit, délira. L’infirmière l’endormit à la morphine.
Un dernier murmure :
« Il est toujours là… »

Et au-dehors, le ciel attendait. Encore.

Encore sous le choc de la disparition indiciblement troublante de Sam — événement qui défiait les lois connues de la raison — les quatre survivants se retrouvèrent à l’aube dans un discret restaurant de la 124e rue, pour un petit-déjeuner que nul ne toucha vraiment. Le silence qui régnait autour de la table était à

peine troublé par le cliquetis lointain des ustensiles, et chaque regard fuyant reflétait le même effroi muet. Les traces mystérieuses retrouvées dans la chambre de Sam, cette poussière échappant à toute analyse rationnelle, semblaient avoir laissé une empreinte bien plus profonde que celle visible à l’œil nu.

Très vite, l’urgence s’imposa d’elle-même : Sam était peut-être encore en vie, mais prisonnier d’un dessein plus ancien et plus obscur que tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Ils décidèrent de se rendre, dès l’ouverture, à la boutique Ju-Ju, située au 1 Ransom Court, au cœur de Harlem.

Un plan rudimentaire fut établi. Tandis qu’Edward et Martin, après avoir stationné leur véhicule dans une rue adjacente, feraient mine de se promener indépendamment l’un de l’autre, Blair et Alessandro pénétreraient dans la boutique, se présentant comme des amateurs d’art africain sur les recommandations bienveillantes des tenanciers du Victoria’s Club, Mbogo et Malaïka.

Vers dix heures, le soleil hivernal peinait à percer les brumes opaques qui enveloppaient la ville, lorsque Blair et Alessandro s’engagèrent dans l’impasse oubliée de Ransom Court. La boutique Ju-Ju semblait ne pas vouloir être vue. Nichée entre deux immeubles lépreux, son enseigne délavée pendait comme une menace au-dessus d’une vitrine voilée de crasse, derrière laquelle quelques masques tribaux aux orbites creuses fixaient les passants d’un regard mort. Des gris-gris racornis pendaient à des ficelles effilochées, et une odeur moite, presque insidieuse, d’encens bon marché se répandait sous la porte — mêlée à des relents plus discrets, mais plus inquiétants : terre détrempée, cuir humide, et quelque chose de plus ferreux… de plus organique.
Dès qu’ils franchirent le seuil, un changement presque imperceptible s’opéra. L’air s’épaissit comme un sirop vicié, saturé d’un étrange amalgame de fragrances.

La lumière était filtrée par des abat-jours aux étoffes ternies, jetant une clarté jaune maladive sur une accumulation de reliques impies. Les murs, couverts d’étagères ployant sous le poids des ans, offraient à la vue une collection disparate d’objets aux formes dérangeantes. Masques tribaux, figés dans des expressions grotesques ou dans des grimaces d’agonie pétrifiée. Fétiches entortillés de fils rouges, suspendus comme autant de trophées obscurs. Sculptures aux silhouettes distordues, à peine humaines, rongées par le temps ou par quelque chose de moins naturel. Bocaux contenant des fragments d’animaux méconnaissables, baignant dans un liquide laiteux et grumeleux, comme si la matière elle-même hésitait à en maintenir l’unité.

Le sol, recouvert d’un tapis épais et râpé, absorbait le bruit de leurs pas, donnant à leurs déplacements un silence angoissant. Par endroits, une moiteur suspecte imprégnait le tissu, comme si des fluides oubliés y avaient coulé — et n’avaient jamais séché.

Derrière un comptoir sculpté à la hâte dans un bois noirci, se tenait un homme au port rigide, comme sculpté dans la cire : Silas N’Kwane. Son regard, à la fois vide et calculateur, semblait sonder l’âme des visiteurs. Sa voix, lorsqu’elle s’éleva, était d’un calme glacial.

« Que puis-je faire pour vous, messieurs ? »

Blair, plus sensible que les autres aux choses de l’esprit, sentit aussitôt l’aura pesante qui baignait les lieux. Ces objets — et la disposition même des artefacts — n’étaient pas l’œuvre d’un commerçant ordinaire. Il y avait là une intelligence méthodique, une main connaisseuse des rites et des arcanes anciens.

Le malaise ne fit que croître lorsque trois hommes, de haute stature et au regard dur, entrèrent dans la boutique. Une conversation s’amorça en une langue inconnue. L’évocation d’« hommes blancs » dans l’échange ne laissa place à aucun doute : Blair et Alessandro étaient désormais observés, peut-être même identifiés.

Agissant avec une rapidité feinte, Alessandro, sur les conseils de Blair, fit l’acquisition de plusieurs masques pour une somme astronomique, 700 dollars. Avant de quitter les lieux, ils glissèrent adroitement une question sur un certain Mukunga, sans obtenir de réponse franche. Alessandro, prudent, laissa néanmoins son numéro à Silas, l’invitant à le contacter en cas d’acquisition notable.

Pendant ce temps, Edward et Martin avaient discrètement contourné l’immeuble. L’unique autre accès donnait sur l’arrière-boutique d’un vieux prêteur sur gages abandonné, dont les vitres murées semblaient pleurer une suie ancienne. Aucun autre commerce n’ouvrait sur cette cour. La boutique Ju-Ju régnait seule sur ce morceau de terrain oublié des vivants.

Les quatre hommes se retrouvèrent dans l’Isotta, l’esprit alourdi par une tension grandissante. Un instinct aigu poussa Alessandro à appeler son domicile. Margarita, sa fidèle gouvernante, répondit avec une nervosité inhabituelle : le lieutenant Poole les attendait chez eux, et sans délai.

Le trajet jusqu’à la demeure du professeur se fit dans un silence pesant, l’œil sur les rétroviseurs, à l’affût d’un véhicule suspect. Une sensation de traque sourde planait, comme si des yeux innombrables les observaient depuis les vitres sales d’Harlem.

Quelle ne fut pas leur surprise, en franchissant les portes de la maison Cagliostro, de trouver le lieutenant Poole déjà là — et à ses côtés, un homme noir en manteau sombre, le regard dur, une casquette à la main.

Poole, fatigué et inquiet, se leva en les voyant :

« Merci d’être venus. J’aurais préféré que vous puissiez faire votre deuil plus tranquillement, mais... les choses s’accélèrent. »

Il les invita à s’asseoir, puis désigna l’inconnu.

« Voici Charles Hensley. Ou juste Charlie, si vous préférez. »

Martin se figea. Le nom, le visage… un souvenir remontait des tranchées de Verdun, de la boue, du sang, et des cris dans la nuit.

Charlie s’avança et posa sa casquette sur le bureau :

« On s’est croisés, Martin. Verdun. 1918. »

Poole reprit, plus grave :

« Charlie est infiltré à Harlem depuis des mois. Ce matin, il a vu un homme blanc, salement amoché, traîné à l’arrière d’un club. Le Victoria’s. Pas un endroit où on entre sans invitation. »

Charlie hocha la tête, l’air sombre.

« Il se débattait. Ils l’ont traîné à l’intérieur. J’ai pas pu intervenir. Trop de monde. Trop de risques. »

Poole les mit en garde : s’ils voulaient intervenir, il faudrait le faire vite… et discrètement. Car derrière le
Victoria's se tenaient des figures influentes et une frappe trop directe pourrait réveiller une tempête bien plus vaste que prévue.

Les dés étaient jetés. Sam était quelque part, dans l’antre du culte. Il fallait le sauver. Et il fallait le faire avant que les ténèbres ne referment leur poigne sur lui pour toujours.

Le plan avait été conçu dans l’urgence, mais exécuté avec une froide détermination. Devant l’entrée de service du Victoria, ce club aux allures anodines mais dont les murs suintaient l’impie, Charlie et Blair entamèrent une querelle improvisée, vociférant à grands gestes sous le regard du portier. Leurs voix, rebondissant contre les façades décrépites, masquèrent l’approche discrète d’Alessandro, Martin et Edward.

L’homme de faction, à la mine dure, sortit sans tarder. Mais au lieu de les renvoyer, il sentit le piège… et tira le premier.

La poudre parla.

Le vacarme fut bref, brutal. Un souffle de chevrotine cingla l’air, sans faire de victime, mais précipita la scène dans le chaos. Blair riposta, mais l’homme était redoutablement vif, insaisissable. C’est finalement Alessandro, dans un geste précis et froid, qui fit feu. La balle trouva sa cible, et le portier s’effondra, touché mais non mortel. Edward, mû par une compassion instinctive, se précipita pour lui administrer les premiers soins, scellant dans le sang le premier acte de leur intrusion.

Sous le choc de cette violence soudaine, mais galvanisés par l’urgence de leur mission, les cinq hommes s’enfoncèrent dans les entrailles obscures du Victoria.

Les couloirs, baignés d’une lumière vacillante, vibraient d’un silence malsain, comme si le bâtiment lui-même retenait son souffle. Charlie, en tête, heurta un obstacle indistinct — peut-être un corps, peut-être une chose oubliée — et s’étala lourdement devant le bar, dans une obscurité poisseuse.

C’est là qu’un premier tir éclata.

Un cultiste, tapi dans l’ombre, avait ouvert le feu. Edward tenta de riposter, mais se retrouva en mauvaise posture, acculé, sa vie suspendue à une seconde de trop. Martin surgit alors, rugissant, et d’un bond rageur, planta sa lame dans le thorax de l’agresseur. Le cri qui s’échappa de la gorge de ce dernier n’avait rien d’humain — un râle obscène, accompagné d’un flot de sang chaud, gargouillant entre ses dents.

Ils progressèrent encore.

Un second homme surgit dans leur dos. Alessandro, malgré la tension et le poids de la scène, ne trembla pas. Son tir fut net, chirurgical. L’homme s’effondra, fauché par la justesse de son geste.

Dans la cuisine, un silence pesant régnait. L’air semblait plus lourd, saturé d’un parfum métallique, comme si le sang avait imbibé jusqu’aux murs. Une trappe attira leur attention. Elle s’ouvrait sur des ténèbres absolues, un escalier de pierre menant vers l’abîme.

Ils descendirent.

C’est Alessandro qui toucha le sol le premier. À peine son pied eut-il effleuré la dernière marche qu’une douleur fulgurante le traversa : une balle lui avait transpercé le mollet. Derrière lui, tapi dans l’ombre, un homme avait tiré.

Mais devant lui… l’horreur.

Sam.

Ce qu’il restait de Sam.

Une oreille arrachée, un filet de sang séché sur la tempe, les membres entravés. Il était tenu en joue, un couteau rituel – le même, ils le reconnurent aussitôt, que celui qui avait ouvert la gorge de Jackson Elias – posé contre sa trachée. Le bourreau, un homme massif à la peau sombre, psalmodiait une incantation oubliée dans une langue étrangère au monde des vivants.
En haut des escaliers les investigateurs constatèrent alors avec horreur qu’Alessandro venait de tomber à genoux, le visage déformé par la douleur. Sous leurs yeux, la partie gauche de sa joue noircissait à vue d’œil, comme brûlée par une fièvre impie. La peau se flétrissait, se racornissait, marquée de veines sombres aux sinuosités anormales, comme si quelque chose — une malédiction invisible — venait de s’abattre sur lui. Aucun projectile ne l’avait atteint là. Aucune lame. Et pourtant, il était en train de se faner… vivant.

Mais le destin avait un autre acteur à désigner.

Charlie.

Le policier surgit de la trappe comme une apparition vengeresse. Il fit feu, et l’ombre qui avait blessé Alessandro s’écroula, le torse transpercé. Puis, se tournant dans un même mouvement, il abattit le sacrificateur d’un tir parfait, en plein front. Le corps tomba à genoux, puis en arrière, dans un silence soudain.

Sam était sauf. Vivant. Mais dans quel état…

Ses paupières gonflées s’ouvrirent dans un effort terrible. Ses lèvres fendues murmurèrent dans un souffle qui n’était plus tout à fait humain :

« Ils… m’ont drogué… interrogé… Je croyais que j’allais mourir ici… »

Il haleta, puis reprit :

« Ils parlent d’un rituel…  »

Une toux rauque lui déchira la gorge.

« Tout se passe dans une boutique… la boutique Ju-Ju… mais ce n’est qu’une porte. En dessous… il y a un sanctuaire… Ils ont dit… que tout serait prêt pour l’éclipse… »

Ses yeux se rouvrirent une dernière fois, emplis de fièvre et d’une terreur pure.

« Le samedi 24 janvier… une éclipse totale… Un voile noir... »

Et il sombra. Soit dans le sommeil, soit dans ce silence trop profond qui précède les ténèbres.
Un frisson glacé traversa les cinq hommes. Le mal n’avait pas été éradiqué. Il ne faisait que se dévoiler.

Et dans le ciel, invisible encore, l’éclipse attendait.

Sam Genero, rescapé d’un abattoir rituel, gisait dans les bras de Martin, brisé mais vivant. Quant à Alessandro, il n’était plus que l’ombre de lui-même : titubant, hagard, le visage affreusement marqué par une corruption mystérieuse, comme si une entité avait imprimé sa griffe dans sa chair même. Monsieur Lee le soutenait, le regard impénétrable.

La fuite du Victoria’s fut brève et muette. Alors que les premières volutes noires s’élevaient dans le ciel de Harlem, témoins silencieuses du brasier allumé par les investigateurs, ils disparaissaient dans les ruelles de la ville, traînant avec eux leur butin humain, blessés dans leurs chairs et dans leurs âmes.

Ils regagnèrent le manoir d’Alessandro dans un silence brisé seulement par les soupirs de Sam et les halètements fiévreux d’Alessandro. Margarita, à la vue des stigmates de torture sur Sam et de la joue flétrie de son maître, poussa un cri étouffé, reculant comme si elle avait vu un spectre. Sans un mot, elle obéit pourtant à l’ordre d’Alessandro et contacta un médecin de confiance. Quelques heures plus tard, le docteur Schwarzmann et deux infirmières pénétrèrent dans la maison, leurs blouses pâles déjà salies par l’urgence. Dans le salon transformé en salle d’auscultation, le sang fut lavé, les blessures pansées, mais le mal le plus profond — celui du cœur et de l’esprit — ne trouva aucun remède.

Peu après, le téléphone grésilla dans l’air pesant. À l’autre bout de la ligne, une voix froide et précise se présenta : Bradley Grey, avocat personnel d’Erica Carlyle, souhaitait s’entretenir avec Sam. Celui-ci, inconscient, ne pouvait répondre. Alessandro prit la parole. Le rendez-vous fut fixé : le surlendemain, à 15h, dans le domaine des Carlyle à Westchester.

Plus tard dans l’après-midi, Blair, accompagné de Martin — toujours vigilant — se rendit à la New York Public Library. Tandis que la lumière des verrières pâlissait, Blair découvrit l’histoire méconnue d’Hypathia Masters, dernier membre de l’expédition Carlyle encore à l’étude. Issue d’une lignée d’industriels de l’armement, Hypathia semblait mue par un appétit de vérité, d’indépendance ou peut-être de transgression. Sa liaison passée avec un intellectuel marxiste et son attirance pour les arts et les langues formaient un tableau fascinant — une femme en rupture, mais peut-être aussi en quête de secrets anciens.

Pendant ce temps, Monsieur Lee, tel un automate programmé pour la vigilance, piégeait chaque entrée de la demeure Clagliostro. Il renforçait le seuil de leur refuge temporaire, ignorant que, déjà, les ombres s’infiltraient ailleurs.

Alessandro, quant à lui, malgré la douleur, compulsait journaux et ouvrages, cherchant à mieux cerner Erica Carlyle. Il découvrit une femme d’acier, de principes et d’intelligence rare. Elle n’avait rien du dandy qu’était son frère, et tout du commandant de navire prêt à affronter les pires tempêtes, fussent-elles d’origine surnaturelle.

Charlie Hensley quant à lui, animé d’une méfiance viscérale, pénétra seul dans la boutique abandonnée attenante à la Ju-Ju House. En contrebas de la ruelle maudite de Ransom Court, il prépara ses dynamites, s’installa pour une veille silencieuse, guettant le moindre signe d’agitation dans la boutique de Silas N’Kwane.

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