La traversée - RMS Aquitania - Samedi 31 janvier 1925

Celui qui porte la même cicatrice

La journée du samedi 31 janvier 1925 leur réserva plusieurs surprises — autant de fissures dans l’illusion fragile d’une traversée paisible.

Elle s’acheva, comme les précédentes, sous le bourdonnement sourd des machines et le roulis feutré de l’Atlantique, mais quelque chose, ce soir-là, avait changé.
L’air semblait plus dense.
Le navire, plus étroit.
Comme si l’Aquitania lui-même avait commencé à écouter.

En fin de journée, Blair, Monsieur Lee et Alessandro décidèrent de terminer la soirée dans le luxueux fumoir du paquebot, espérant y trouver un apaisement que leurs cabines ne leur offraient plus.

Le lieu baignait dans une lumière brune, presque liquide. Les boiseries luisaient sous les lampes basses, et les volutes épaisses de tabac s’accrochaient au plafond comme un second ciel. Le cliquetis feutré des verres, les conversations étouffées et le battement régulier des moteurs composaient une mélodie hypnotique, presque rassurante.

C’est alors qu’ils le remarquèrent.

Un homme massif, assis seul à l’écart, au regard sombre et fixe. Il ne fumait pas. Ne buvait pas. Il faisait simplement glisser, d’un geste machinal, une pièce d’or entre ses doigts, la laissant parfois retomber dans sa paume avec un tintement sec, trop net dans le murmure ambiant.

Lorsqu’ils passèrent près de lui, l’homme pivota légèrement. Alors Alessandro vit — clairement — sur sa joue une cicatrice familière.
La même.
Exactement la même.
Celle d’un cultiste de la Langue Sanglante abattu à New York.

La vision n’eut pas le temps de se fixer.

Un clignement d’yeux.
Et la cicatrice avait disparu.

L’homme sourit alors. Lentement. Trop lentement pour être naturel.

« Beau temps pour traverser l’Atlantique… n’est-ce pas ? »

La phrase était anodine. Sa voix, calme. Mais Alessandro, lui, ressentit une certitude glaciale lui serrer la poitrine : cet homme appartenait au culte. D’une manière ou d’une autre, il en était sûr.

Lorsque Monsieur Lee se leva pour tenter de le suivre, l’homme venait déjà de quitter le fumoir. Et malgré

les couloirs étroits, malgré la foule encore présente à cette heure, il s’était volatilisé sans laisser la moindre trace.

Le barman, interrogé, se montra affable. Oui, l’homme venait tous les soirs. Un habitué. Toujours seul. Toujours la même table. Il ne commandait jamais rien. Ne fumait pas. Ne faisait qu’attendre, une pièce à la main.

Rien d’autre à signaler.

Troublés, les investigateurs regagnèrent leurs cabines respectives.


La nuit venue, Monsieur Lee reprit une fois encore la lecture du Peuple du Monolithe. Et pour la première

fois, il eut l’impression que le livre… avançait plus vite que lui.

Alors qu’il relisait un poème déjà parcouru, un vers nouveau sembla se détacher de la page, comme si l’encre y était plus sombre, plus récente :

« Sous les plis du monde dort un bureau sans fenêtres,
où l’homme étudie la nuit comme on dissèque un animal.

Cherche la pièce derrière la pièce. »


Lee ne comprit pas.

Mais il sut immédiatement une chose : ce vers ne décrivait ni un passé ancien, ni une ruine cyclopéenne.
Il parlait d’un lieu contemporain.
D’un endroit réel.
D’un espace clos où quelqu’un, en ce moment même, travaillait.

Ce n’était pas une mémoire.
C’était une anticipation.

Et Lee eut la certitude terrible que, le jour où il se tiendrait devant cet endroit, il reconnaîtrait le vers — non parce qu’il l’aurait compris, mais parce qu’il l’aurait déjà vécu.


Pendant ce temps, Martin poursuivait sa lecture des Sectes secrètes d’Afrique.

Dès l’ouverture du livre, une impression irrépressible le frappa : cet ouvrage n’aurait jamais dû exister. Le papier, trop fibreux, semblait presque poreux. L’encre, d’un noir luisant, donnait l’impression de ne jamais avoir complètement séché. Les pages exhalaient une odeur tiède, organique, vaguement animale, étrangère aux bibliothèques et aux étagères civilisées.

À mesure qu’il avançait, une sensation insidieuse le gagna :

Il ne lisait pas des coutumes.
Il était observé par elles.

Le ton de Nigel Blackwell, d’abord froid et méthodique, se fissurait peu à peu. La rigueur scientifique cédait la place à une nervosité croissante, puis à une peur mal contenue — une peur qui se transmettait, phrase après phrase.

Martin lut alors un passage consacré au culte d’Ahtu-le-Vermineux.

Il y découvrit des descriptions d’auto-mutilations rituelles, d’entailles qui ne cicatrisaient pas, de chairs nourries par elles-mêmes, et de corps ondulant sous la peau comme habités de formes rampantes. Il lut les mots d’un homme qui avait vu trop près, trop longtemps.

Et lorsque Blackwell décrivit la cage thoracique d’un adepte se soulevant comme un sac d’asticots vivants, Martin sentit son estomac se nouer, et une sueur froide perler à sa nuque.

Le rire de l’initié, rapporté sur la page, semblait encore résonner dans la cabine.

La journée s’acheva ainsi.

Sans cri.
Sans violence.
Mais avec cette impression commune, diffuse, que quelque chose, à bord de l’Aquitania, avait pris note de leur présence.

Et qu’ils n’étaient plus seulement des passagers.

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