New-York, samedi 24 jenvier 1925
« Ce qui survit à l’horreur n’est jamais intact »
Les horreurs découvertes dans les profondeurs de la boutique Ju-Ju ne s’étaient pas refermées avec la pierre du puits ni ensevelies sous la dynamite. Elles avaient suivi les investigateurs. Invisibles, patientes. Et cette nuit-là, réfugiés dans le luxe feutré du Waldorf Astoria, ils comprirent que certaines portes, une fois entrouvertes, ne se refermaient jamais vraiment.
La nuit des songes impurs
La nuit du 23 au 24 janvier 1925 fut marquée par des cauchemars d’une violence rare, comme si quelque intelligence ancienne avait profité du répit pour se glisser dans leurs esprits fatigués.
Blair fut le premier à s’éveiller, suffoquant, le regard hanté. Son récit glaça ses compagnons. Il parla d’un sanctuaire profané, d’une église dénaturée où le sacré avait été retourné contre lui-même. Les statues l’observaient, les vitraux noircis absorbaient la lumière, et à l’autel gisait un Christ tombé de la croix — un Christ qui portait son propre visage.
Le miroir noir, immense, avait reflété non pas un homme, mais une multiplicité d’abominations possibles : Blair crucifié, Blair enseveli, Blair masqué, Blair priant dans le vide.
Et surtout cette voix — ancienne, antérieure à toute théologie — qui affirmait calmement : « Tu m’as appelé. Alors je suis venu. »
À son réveil, son crucifix était brûlant contre sa peau, et malgré ses prières, Blair sut intimement que quelque chose avait répondu.
Peu après, Alessandro raconta à son tour. Son rêve avait été plus intime encore, plus cruel.
Il s’était tenu dans la maison de son enfance, enveloppé d’odeurs rassurantes et de souvenirs tièdes. Trop rassurants. Trop parfaits.
La voix de Margarita l’avait appelé depuis la cuisine. Ce qu’il y avait trouvé n’était plus une femme, mais une parodie de maternité et de dévotion, une abomination faite de tendresse pourrie et de reproches éternels.
La cuisine respirait. Les murs palpitaient. Et Margarita — ou ce qui portait encore son visage — l’accusait de l’avoir laissée, de ne pas avoir prié assez fort.
Lorsqu’elle l’avait attiré à elle, Alessandro sentit son corps se dissoudre, aspiré dans une matrice morte, retournant à un sein qui n’offrait plus la vie, mais la damnation.
Il s’était réveillé en suffoquant, avec une sensation d’humidité sur la poitrine, comme si une présence s’y était brièvement attardée.
Ni l’un ni l’autre ne douta, au matin, que ces rêves fussent de simples produits de l’imagination. Ils avaient été visités.
Le jour des lectures interdites
Terrés dans leurs chambres du Waldorf Astoria, rideaux tirés, les cinq investigateurs consacrèrent la journée suivante à l’étude fébrile des ouvrages récupérés. Le luxe de l’hôtel ne parvenait pas à masquer l’impression que l’air lui-même était devenu plus lourd, comme épaissi par les mots qu’ils lisaient.
Il y était question d’Hyperborée, de sorciers antédiluviens, de pactes conclus avec une entité nommée Sathojuè, et d’un immense ver blanc dormant sous la glace, attendant une apocalypse glaciale.
Les lignes suggéraient que la magie n’était pas un art, mais une dette. Et que certaines créatures attendaient simplement le moment de la réclamer.
Martin, quant à lui, se plongea dans Les Sectes secrètes d’Afrique de Nigel Blackwell. Chaque page semblait suinter d’une cruauté méthodique.
Il y lut des descriptions d’automutilations rituelles, d’anthropophagie sacrée, de cultes voués à des entités vermiformes et à des messagers masqués.
Mais ce fut la mention du Culte de la Langue Sanglante qui résonna le plus violemment avec ce qu’ils avaient vécu. La Montagne du Vent Noir, le Hurleur dans les Ténèbres, les prophéties d’incarnation charnelle — tout concordait.
Martin comprit alors que ce qu’ils avaient affronté à New York n’était qu’un fragment d’une structure bien plus vaste, ancienne, et patiente.
La révélation de Sam
Sam acheva ce jour-là la lecture de La Vie d’un Dieu, le journal dément de Montgomery Crompton.
Les passages qu’il lut décrivaient Le Caire comme un organisme vivant, plié sous la volonté du Pharaon Noir. Les sacrifices, les gourdins à pointe unique, la salle du trône dans le chaperon de la Pyramide Inclinée… tout y était consigné avec une ferveur obscène.
Lorsqu’il referma le manuscrit, quelque chose changea.
Ses compagnons le virent pâlir. Le livre reposait sur ses genoux, lourd, moite, comme si la reliure de peau humaine conservait une chaleur propre.
Les lettres sur la page semblaient se rapprocher, s’ordonner autour d’un centre invisible.
Sam eut alors la certitude terrible de ne plus être seul.
Il sentit un souffle discret se caler sur sa respiration.
Une vision s’imposa à lui : une chambre de basalte, une torche à flamme noire, et un gourdin rouge, hérissé d’une seule pointe. Le même. Exactement le même.
Il éprouva une pression fugace contre son cou, un picotement précis, chirurgical — comme si quelqu’un testait l’endroit.
Puis tout cessa.
Mais l’odeur métallique demeura dans ses narines.
Et Sam sut, au plus profond de lui-même, que Crompton n’avait jamais été seul lorsqu’il écrivait ces lignes.
Épilogue provisoire
Ce jour-là, au Waldorf Astoria, les investigateurs comprirent une chose essentielle :
ils n’étaient plus de simples témoins.
Ils étaient devenus des points de contact.
Et tandis que Londres se profilait à l’horizon de leurs projets, nul parmi eux n’ignorait plus que la route à venir ne les conduirait pas seulement vers une ville ancienne…
mais vers un centre, un nœud où les cultes, les prophéties et les masques convergeaient.
La partie new-yorkaise s’achevait.
Mais le véritable voyage ne faisait que commencer.



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