Lundi 2 février 1925 — Le seuil du Vieux Monde
Southampton — Le quai des ombres
Le lundi 2 février 1925 vit enfin la fin de la traversée.
À l’aube, le RMS Aquitania glissa lentement vers le quai de Southampton, dans un crissement humide de métal et de cordages, comme si le navire lui-même rechignait à livrer ses passagers à la terre.
Un brouillard bas, lourd comme un couvercle, s’était abattu sur le port. Une bruine fine collait aux manteaux, aux cheveux, à la peau. Les passagers se pressaient, soulagés de quitter la mer — mais nul ne parlait vraiment. On ne se saluait pas. On ne se retournait pas. Tous descendaient trop vite, comme si l’océan avait laissé en eux une souillure invisible.
Sur le quai, des lampadaires jaunes découpaient des halos déformés dans la brume. Le vent portait une odeur de fioul, de varech… et autre chose. Plus métallique. Plus animal. Une senteur fugace qui, un instant, évoqua à plusieurs d’entre eux la cave de la boutique Ju-Ju. Puis elle disparut.
Les valises furent déposées sans ménagement. Non loin, un marin cracha par terre et murmura à un collègue, en désignant un passager solitaire en costume sombre :
— « Celui-là… il était pas là à l’embarquement, si ? »
L’autre haussa les épaules.
— « Bah. Y’a eu des transferts. Ferme-la. »
Mais le doute était semé.
Les investigateurs cherchèrent des yeux l’homme à la pièce d’or. On leur indiqua vaguement une direction. Lorsqu’ils se retournèrent, l’homme avait déjà disparu dans la brume du quai. Ils attendirent longtemps, trop longtemps, à fouiller du regard les silhouettes qui passaient. Il ne reparut pas.
Ils gagnèrent ensuite le bâtiment des douanes — un hangar de briques noircies. À l’intérieur, une lumière froide, des uniformes rigides, des regards lourds. Un poêle à charbon bourdonnait dans un coin.
Un douanier feuilleta leurs passeports en silence. Puis il releva les yeux.
Ses pupilles étaient dilatées. Anormalement dilatées.
Il cligna brusquement, referma les documents et les leur rendit sans un mot.
— « Suivant. »
Ils furent congédiés.
Le train vers Londres — L’hiver anglais
Peu après, ils montèrent dans le train à destination de Londres. La locomotive quitta Southampton dans un long soupir de vapeur, et les roues se mirent à gronder contre les rails, dans un rythme régulier qui aurait pu être apaisant… si cette tension sourde ne les avait pas suivis jusque-là.
Le compartiment était sec, presque étouffant. Une odeur mêlée de cendre, de laine humide et de cuir
chauffé flottait dans l’air, parfois traversée par cette note métallique qui revenait par vagues — un souvenir olfactif persistant de New York.Ils étaient seuls.
Du moins, tout portait à le croire.
Par la fenêtre, la campagne anglaise défilait sous un ciel d’hiver sans couleur. Des champs gelés striés de brume, des arbres nus aux branches torsadées comme des mains arthritiques, des fermes isolées qui semblaient se détourner d’eux en s’enfonçant dans le blanc. Des corbeaux immobiles, en grappes noires, suspendus dans l’air glacé.
Tout semblait figé.
Comme si le paysage retenait son souffle.
À un moment, le train longea un bois aux troncs serrés, trop serrés, évoquant malgré eux les piliers de la cave de la Ju-Ju House. Une réminiscence involontaire, presque hallucinée.
Puis le paysage se durcit.
Les champs laissèrent place à des friches noires, à des remblais, à des pentes de terre lourde. La lumière devint laiteuse. La neige se mit à tomber — pas légère ni romantique, mais lourde, humide, frappant la vitre comme des doigts insistants. Chaque impact résonnait jusque dans la poitrine.
C’est alors que Monsieur Lee vit ce que nul autre ne vit.
Le monolithe dans la neige
Dans un champ désert, entièrement recouvert de neige, se dressait une masse sombre.
Un bloc de pierre noirâtre.
Énorme.
Silencieux.
Un monolithe.
Aucun chemin n’y menait. Aucune trace ne l’entourait. Il semblait posé là comme s’il était tombé du ciel. Et l’espace d’une fraction de seconde, Lee crut distinguer quatre silhouettes, immobiles contre la pierre, bras tendus vers sa surface absorbante.
Le train passa derrière un bosquet.
Un souffle.
Lorsque la vue se dégagea à nouveau, il n’y avait plus rien. Un champ lisse, intact, sans la moindre anomalie.
Lee murmura pourtant, sans s’en souvenir ensuite :
— « Là où la pierre noire boit la lumière… les hommes deviennent ombres. »
Il n’avait aucune idée d’avoir parlé.
Peu avant l’entrée dans la banlieue londonienne, le train traversa un dernier no man’s land de terre retournée. Dans la brume, un homme se tenait debout, seul. Manteau sombre, chapeau noir. Il ne bougeait pas. Le train passa devant lui. Ses yeux suivirent chaque visage, avec une lenteur délibérée. Puis il disparut dans un panache de vapeur.
Lorsque le grondement des rails ralentit, tous sentirent que quelque chose changeait.
Londres approchait.
Arrivée à Londres — Gare de Waterloo
Sous la verrière monumentale de Waterloo, la gare exhalait une chaleur humide, animale, saturée de charbon et de vapeur. L’odeur de laine trempée, de pluie et de métal ancien imprégnait tout. Les silhouettes se mouvaient lentement, solennelles, comme dans une cathédrale industrielle.Londres n’était pas New York.
New York avançait.
Londres attendait.
Les porteurs frôlaient les valises. Les accents glissaient, polis, distants. Un homme leur souhaita la bienvenue — et son regard s’attarda une seconde de trop sur leurs bagages.
À l’extérieur, une bruine glacée les cueillit. Le ciel était bas, écrasant. La ville s’ouvrait devant eux en
ruelles sombres, immeubles géorgiens noircis, fiacres, taxis noirs luisants sous la pluie, pubs aux fenêtres dorées dont la chaleur semblait presque mensongère.
Une voiture noire ralentit près d’eux. Le chauffeur inclina légèrement son chapeau. Son visage resta invisible. Le véhicule repartit sans bruit, avalé par la brume.
Ils étaient à Londres.
Une ville ancienne.
Froide.
Attentive.
Et tandis qu’ils s’installaient au Russell Hotel et prenaient leurs premiers contacts — notamment avec Mickey Mahoney — aucun d’eux ne doutait plus que les rues qui s’étendaient devant eux n’étaient pas vierges.
Elles étaient déjà écrites.
Arrivée au Russell Hotel — Bloomsbury
Après Waterloo, Londres les avala sans hâte. Le taxi les déposa devant un bâtiment monumental et pourtant étrangement silencieux : le Russell Hotel. Immense édifice de brique rousse et de pierre ouvragée, il se dressait au bord de Russell Square comme un palais endormi — ou comme une masse trop attentive pour n’être qu’un simple hôtel.
Une bruine fine brouillait encore les contours de ses tourelles gothiques et de ses balcons sculptés. Dans la lumière grise de l’après-midi, l’ensemble prenait une allure presque spectrale, comme si l’on avait construit cet endroit pour donner aux vivants l’impression d’être déjà des souvenirs.À l’entrée, un portier en livrée bordeaux inclina la tête sans sourire.
— “Good evening, ladies and gentlemen. Welcome to the Russell.”
Sa politesse n’avait rien d’aimable. Elle ressemblait à une formalité… ou à une constatation.
Le hall — le poids de l’architecture
Une fois la porte tambour franchie, la ville disparut derrière eux, étouffée d’un coup.
Le Russell exhalait la cire d’abeille, le cuir ancien, le charbon humide ramené par les clients… et un parfum discret d’orchidée, trop discret pour être innocent.
Le hall était gigantesque. Des colonnades de marbre rose montaient jusqu’au plafond ; les lustres art nouveau projetaient une lumière chaude, mais jamais chaleureuse. Tout était conçu pour impressionner, pas pour rassurer.
À droite, un piano mécanique jouait une valse qui n’était jamais tout à fait en rythme — comme si le mécanisme hésitait, ou comme si l’air lui-même refusait certaines notes.
La réception — l’accueil anglais
Derrière le comptoir de bois sombre, un homme sec, impeccablement coiffé, les observa sans un mot. Il inclina seulement le menton.
— “Your reservations. Yes… of course.”
Il feuilleta un registre épais, jauni, relié, qui avait probablement enregistré des noms d’invités morts depuis longtemps. Et à chaque signature, son regard glissa sur eux, les mesurant avec une précision trop tranquille.
Quand il leur tendit les clés, ses doigts étaient glacés.
— “Your rooms are on the fourth floor. The lifts are just behind you.”
Puis, après un silence presque imperceptible :
— “You’ll find that Russell Square is… quiet, this time of year.”
La phrase tomba comme un avertissement enveloppé de politesse.
Le quatrième étage — un hôtel qui respirait trop
L’ascenseur cage — métal noir, verre dépoli — monta lentement. Trop lentement. À chaque étage, il sembla hésiter, vibrer légèrement, comme s’il résistait à quelque chose. Lorsqu’il s’ouvrit au quatrième, ils se retrouvèrent dans un couloir long… trop long, tapissé de velours rouge sombre.
Le silence y était pesant. Les sons de l’hôtel — piano, voix, pas, pluie — s’éteignirent d’un coup, comme si cet étage appartenait à un autre bâtiment.
Une odeur flottait : lavande, oui… mais mêlée à une pointe métallique à peine perceptible. Quelque chose qui évoquait, sans qu’on puisse l’expliquer, le sang séché. Les lumières tremblèrent brièvement lorsqu’ils avancèrent, puis se stabilisèrent comme si elles avaient compris qu’elles étaient observées.
Ils s’installèrent. Un déjeuner rapide — des club sandwichs avalés plus par nécessité que par faim — puis la décision s’imposa : ne pas attendre la nuit. Pas encore. Trouver des appuis. Des informations. Une voix du terrain.
Fleet Street — retour du bruit, retour du doute
Avant que le jour ne s’effondre tout à fait, ils prirent un taxi pour Fleet Street.
La neige avait cessé, mais l’hiver laissait une poussière grise sur les pavés. La rue, jadis cœur battant de la presse britannique, résonnait de l’écho métallique des tramways et du martèlement des bottes pressées. Dans l’air, la suie, l’humidité et la fatigue des gens formaient un parfum de ville ancienne — plus vieux que leurs peurs.L’immeuble du Scoop était décrépit, sa façade noircie. Les lettres peintes THE SCOOP n’étaient plus qu’un spectre, à moitié effacé, comme rongé par l’air.
Dès qu’ils franchirent le seuil, l’odeur changea : papier humide, encre bon marché, cigare froid, poussière de vieux dossiers. Un escalier grinça sous leurs pas. À chaque marche, le bois protesta comme un vieillard.
La porte du deuxième étage était entrouverte.
Et derrière : une vie brutale, nerveuse, électrique. Machines à écrire, éclats de rire, chaises repoussées, voix au téléphone, cigarettes collées aux lèvres. Tout vibrait d’une humanité trop bruyante… et pourtant, au fond de la nuque, une tension persistait, comme si une mauvaise nouvelle était déjà là, prête à éclater.
Mickey Mahoney — l’homme qui aimait le sale
Ils le virent.
Mahoney se tenait au milieu de la pièce : chemise froissée, bretelles fatiguées, cigare épais coincé entre
des dents jaunies. Une tignasse rousse indisciplinée, et surtout ce regard : vif, intelligent, presque prédateur.Sa voix portait le whisky, le tabac, et les nuits trop courtes. Il écrasa son cigare dans un pot rempli de mégots saturés.
— « Entrez. Fermez la porte. Ici, on n’aime pas les curieux qui traînent dans l’encadrement. »
Quand la porte se referma, l’air sembla se densifier : fumée, papier brûlé, moisissure légère — comme un secret oublié.
Mahoney les jaugea, un par un. Puis il soupira.
— « Pauvre vieux Elias. Il méritait mieux que cette fin-là. »
Il désigna des chaises branlantes.
— « Asseyez-vous. Et dites-moi ce que vous savez. Si vous avez une histoire, une vraie, je l’achète. »
Un sourire cynique naquit.
— « Et pas une de ces saletés qu’on raconte aux flics, hein. Moi, je veux du sang, du culte, du monstrueux. Du vrai Elias. »
Il sortit une bouteille de whisky d’un tiroir, la posa sur le bureau comme on pose une arme.
— « Allez-y. Impressionnez-moi. »
Quand ils mentionnèrent Gavigan, Mahoney fronça les sourcils, ralluma un cigare.
— « Gavigan ? Hoho… vous plaisantez ? Ces gens-là sont plus propres que le cul de la Reine. »
Mais à l’évocation d’un culte londonien, son regard changea. Pas de peur — non. D’intérêt.
— « Ça, ça m’intéresse. Elias m’en a parlé. Un culte discret. Dangereux. Bien ancré. Mais il n’a jamais voulu me donner de noms… Il avait peur. Vraiment. Et je n'ai jamais vu Elias avoir peur. »
Alors Mahoney ouvrit un tiroir et en sortit deux vieux numéros du journal. Il les posa devant eux comme on dépose deux preuves devant un jury.
Les titres claquaient comme des avertissements :
MASSACRE À SOHO
UN SERPENT À SOHO
— « Voilà ce que je peux vous donner. C'est ce qui intéressait Elias et ce qu'il aurait aimé creuser s'il avait eu le temps. Et quinze livres si vous me ramenez une histoire digne de ce nom. Une vraie. Avec un début, un milieu… et une fin qui fait vomir les dames. »
Ce fut ainsi que Londres s’ouvrit à eux : non par une porte noble, mais par deux feuilles de papier tachées d’encre, et la promesse qu’ici, dans cette ville trop vieille, les monstres savaient se cacher derrière des manchettes.
Et tandis que la nuit tombait sur Fleet Street, aucun d’entre eux ne put chasser cette impression :
ils n’étaient pas venus chercher l’Angleterre.
Ils étaient venus réveiller quelque chose qui dormait dessous.








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