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Lundi 2 février 1925 — Le seuil du Vieux Monde

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 Southampton — Le quai des ombres Le lundi 2 février 1925 vit enfin la fin de la traversée. À l’aube, le RMS Aquitania glissa lentement vers le quai de Southampton, dans un crissement humide de métal et de cordages, comme si le navire lui-même rechignait à livrer ses passagers à la terre. Un brouillard bas, lourd comme un couvercle, s’était abattu sur le port. Une bruine fine collait aux manteaux, aux cheveux, à la peau. Les passagers se pressaient, soulagés de quitter la mer — mais nul ne parlait vraiment. On ne se saluait pas. On ne se retournait pas. Tous descendaient trop vite, comme si l’océan avait laissé en eux une souillure invisible. Sur le quai, des lampadaires jaunes découpaient des halos déformés dans la brume. Le vent portait une odeur de fioul, de varech… et autre chose. Plus métallique. Plus animal. Une senteur fugace qui, un instant, évoqua à plusieurs d’entre eux la cave de la boutique Ju-Ju. Puis elle disparut. Les valises furent déposées sans ménagement. Non...

La traversée - RMS Aquitania - Dimanche 1er février 1925

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Le grand dîner de gala du RMS Aquitania Le dimanche 1er février 1925, veille de leur arrivée à Londres, s’imprima durablement dans l’esprit des investigateurs comme une journée de malaise diffus, de regards insistants et de certitudes impossibles à formuler. Dès le matin, Alessandro, encore hanté par la rencontre du fumoir la veille, tenta de retrouver l’homme à la pièce d’or. Il interrogea des membres d’équipage, erra dans les coursives, observa longuement le fumoir à différentes heures du jour. Personne ne se souvenait de lui autrement que comme d’un habitué discret, sans nom, sans cabine clairement identifiée. En fin d’après-midi, dans un geste presque désespéré, Alessandro laissa un mot au fumoir, rédigé à la hâte, proposant un rendez-vous plus tard dans la soirée. Le mot ne reçut jamais de réponse. Lorsque le soir tomba, Blair, Monsieur Lee et Alessandro se rendirent au dîner de gala, événement mondain majeur de la traversée. Ils y entrèrent avec cette appréhension diffuse qui...

La traversée - RMS Aquitania - Samedi 31 janvier 1925

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Celui qui porte la même cicatrice La journée du samedi 31 janvier 1925 leur réserva plusieurs surprises — autant de fissures dans l’illusion fragile d’une traversée paisible. Elle s’acheva, comme les précédentes, sous le bourdonnement sourd des machines et le roulis feutré de l’Atlantique, mais quelque chose, ce soir-là, avait changé. L’air semblait plus dense. Le navire, plus étroit. Comme si l’Aquitania lui-même avait commencé à écouter. En fin de journée, Blair, Monsieur Lee et Alessandro décidèrent de terminer la soirée dans le luxueux fumoir du paquebot, espérant y trouver un apaisement que leurs cabines ne leur offraient plus. Le lieu baignait dans une lumière brune, presque liquide. Les boiseries luisaient sous les lampes basses, et les volutes épaisses de tabac s’accrochaient au plafond comme un second ciel. Le cliquetis feutré des verres, les conversations étouffées et le battement régulier des moteurs composaient une mélodie hypnotique, presque rassurante. C’est alors ...

La traversée - RMS Aquitania - Vendredi 30 janvier 1925

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  Quand la pierre commence à écrire  La journée du vendredi 30 janvier aurait pu s’écouler sans heurts, semblable aux précédentes, noyée dans le balancement régulier du RMS Aquitania et la monotonie feutrée de la traversée. L’océan était calme, presque docile, et rien, en apparence, ne laissait présager que quelque chose de plus ancien que la mer elle-même poursuivait désormais les investigateurs. Pourtant, sous cette façade de normalité, un glissement imperceptible s’opérait. Monsieur Lee avançait frénétiquement dans la lecture du Peuple du Monolithe . Chaque page semblait le happer davantage, comme si le livre n’était plus un simple recueil de poèmes, mais un mécanisme patient, réglé pour user l’esprit jusqu’à ce qu’il devienne perméable. Ses compagnons remarquèrent son regard absent, ses silences trop longs, la manière dont ses doigts s’attardaient sur la reliure, comme sur une chose vivante. La nuit venue, alors que le navire sombrait dans un sommeil artificiel — coul...

La traversée - RMS Aquitania - Jeudi 29 janvier 1925

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Le Cœur sous la Pierre La journée du jeudi 29 janvier 1925 s’écoula avec une lenteur pesante, rythmée par le souffle régulier des machines et le roulis hypnotique de l’Atlantique. Le RMS Aquitania poursuivait sa route vers l’est, indifférent aux tourments qui rongeaient peu à peu l’esprit de certains de ses passagers. Dans les salons feutrés et les cabines capitonnées, les heures furent consacrées à l’étude fébrile des ouvrages maudits arrachés à New York. Chaque page tournée semblait alourdir l’air, comme si le navire lui-même s’enfonçait non seulement dans l’océan, mais dans une couche plus ancienne et plus obscure de la réalité. Alessandro, hanté par l’étrange rencontre de la veille sur le pont promenade, tenta d’obtenir la liste complète des passagers. Ses démarches restèrent vaines. Les stewards éludèrent, les responsables administratifs se montrèrent évasifs, et chaque refus, poli mais ferme, ne fit qu’accroître son malaise. Il lui sembla, sans pouvoir l’expliquer, que certai...

La traversée - RMS Aquitania - Mercredi 28 janvier 1925

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Atlantique Nord Le lendemain aurait pu se dérouler à l’identique. Il aurait pu. Mais deux événements vinrent fissurer cette illusion de traversée paisible. En fin d’après-midi, alors que le soleil déclinait lentement, Blair, Monsieur Lee et Alessandro se trouvèrent sur le pont promenade. La lumière orangée du couchant baignait le pont d’un éclat presque religieux, et l’Atlantique s’étendait à perte de vue, indifférent, immense. Le vent portait l’odeur salée de la mer. Mais aussi autre chose. Un parfum métallique, fugitif, presque imperceptible… comme du sang sur une lame froide. Les passagers s’étaient rassemblés pour admirer l’horizon : couples élégants, voyageurs fortunés, hommes d’affaires silencieux. Tous semblaient absorbés par la vue. Puis, sans raison apparente, un malaise diffus s’installa. Quelqu’un, au milieu de la foule, les observait. Pas ouvertement. Pas avec insistance. Juste assez pour que cela puisse passer pour un hasard. Une silhouette sombre, vêtue d’un...

La Traversée - RMS Aquitania - Mardi 27 janvier 1925

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  L'adieu à New-York Le mardi 27 janvier 1925 au matin vit le départ de Blair, Sam, Martin, Monsieur Lee et Alessandro pour le Vieux Continent. Nul ne le formula à voix haute, mais chacun d’eux se posa la même question silencieuse tandis que les amarres se détachaient lentement : reverraient-ils un jour New York ? Ils l’espéraient tous. Aucun n’en était certain. Depuis le pont, Manhattan s’éloignait déjà, masse d’acier et de pierre s’estompant dans la brume hivernale. Les gratte-ciel perdaient peu à peu leur verticalité arrogante, se dissolvant dans un ciel bas, plombé, comme engloutis par la grisaille de l’Atlantique. La statue de la Liberté, figée dans son geste immuable, sembla un instant les observer partir — non comme une promesse, mais comme un avertissement muet. Le RMS Aquitania , fleuron de la Cunard Line, fendit les eaux froides avec une assurance souveraine. À son bord, plus de quinze cents passagers s’étaient installés pour la traversée : diplomates, industriels, ...