New York - Jeudi 22 janvier 1925

 15h00 — Demeure Carlyle, comté de Westchester

L’automobile glissait lentement sur le gravier blanc d’une allée bordée de chênes séculaires, dont les branches dénudées tendaient leurs bras noirs vers un ciel d’ardoise. Le vent, froid et cinglant, murmurait à travers les ramures des arbres, charriant les derniers flocons d’une tempête oubliée. Au bout de l’allée, la demeure Carlyle s’élevait, vaste et intimidante, comme une forteresse de pierre et de silence, bâtie pour résister aux ravages du temps — et peut-être à ceux de la vérité.

Lorsque les investigateurs franchirent le seuil de cette bâtisse austère, une odeur de cuir ciré, de bois ancien et de cendres froides les enveloppa aussitôt. La chaleur du vestibule tranchait avec la morsure glaciale de l’extérieur, mais cette chaleur n’était qu’une façade : l’air y demeurait figé, solennel, imprégné d’un poids invisible.

Un majordome aux traits taillés dans le granit et au regard aussi impénétrable qu’un masque mortuaire les guida sans un mot le long d’un couloir garni de portraits ancestraux. Les visages peints semblaient les suivre du regard, tels des juges immobiles, témoins silencieux d’un drame encore en cours. Puis une porte fut ouverte, et les invités introduits dans un salon à l’élégance discrète : rideaux lourds, boiseries sombres, cheminée sculptée dans un marbre noir d’une teinte presque liquide, où crépitait un feu parcimonieux.

Une fragrance de tabac luxueux, mêlée à celle d’un thé noir, flottait dans l’air, comme si la maison tentait de masquer une autre odeur plus ancienne, plus rance. Celle du deuil. Ou du renoncement.

Lorsque la porte s’ouvrit à nouveau, elle apparut.

Erica Carlyle.

Grande. Fière. Belle d’une beauté sévère, polie comme l’acier. Son regard, à la fois calculateur et las, passa lentement sur chacun des visiteurs. Aucun sourire ne vint adoucir ses traits, seulement une voix coupante comme le verre :

— « Vous avez exactement quinze minutes. »

Son ton ne souffrait aucune négociation. Le tic-tac méthodique de l’horloge du salon semblait soudain assourdissant. Erica s’installa dans un fauteuil de velours prune, croisa les jambes, et leva un verre de sherry à hauteur de ses lèvres sans en boire.

— « Bradley m’a transmis votre dossier. »

Sa voix était posée, maîtrisée, mais une fissure infime, presque imperceptible, trahissait une tension sous-jacente.

— « Vous prétendez que Jack Brady a été vu en Chine, deux ans après la disparition de mon frère. »

Elle fixa les flammes, le regard perdu au cœur du brasier.

— « J’aimerais croire qu’il est vivant. Mais je ne peux plus me permettre ce luxe. »

Elle évoqua la mort de Jackson Elias, le témoignage de Victoria Post, les ombres qui s’accumulaient autour du nom même de Carlyle. À mesure que les investigateurs parlaient, et que Sam Genero, meurtri mais présent, témoignait de la violence à laquelle ils avaient survécu, le masque d’Erica commença à se fendre. L’assurance glacée céda peu à peu la place à une lucidité douloureuse.

Elle se leva, lentement, et marcha jusqu’à un meuble en acajou. Ses talons résonnaient faiblement sur le parquet ciré. De sa main gantée, elle sortit un cigare qu’elle fit rouler entre ses doigts, absente.

— « Roger n’a jamais voulu de cette vie. Il rêvait de dépassement, de vérités cachées, de sensations interdites. C’est ce qui l’a mené à elle. »

Un silence, lourd.

— « Elle s’appelait M’Weru. Une prêtresse, une… visionnaire. Du moins, c’est ainsi qu’il la voyait. »

Le timbre de sa voix se fit plus dur, presque hargneux.

— « En quelques semaines, elle avait fait de lui un dévot. Un jouet. Il parlait d’Égypte, d’un Pharaon Noir, d’un dieu vivant… »

Elle planta ses yeux dans ceux de Blair, puis de Martin.

— « Vous comprenez ? Ce n’était plus de l’ésotérisme. C’était une soumission. »

Un murmure effleura la pièce comme un frisson.

— « Il a tout abandonné. L’entreprise. La famille. Moi. »

Puis, comme à contrecœur, elle évoqua les livres. Des volumes maudits hérités de Roger, enfermés dans son bureau. Elle hésita, et finalement céda.

— « Je vous les montrerai. Mais à une condition : si vous découvrez ce qui lui est arrivé, vous me le direz. »

L’accord fut scellé dans le silence.

Erica les guida hors du salon. Le parquet craquait sous leurs pas comme si la maison elle-même écoutait. Un long couloir aux murs tapissés de portraits s’ouvrit devant eux. Là, au fond, deux portes doubles s’ouvrirent sur un bureau à l’élégance glaciale.

Des rayonnages couverts de livres anciens. Une lampe verte jetant une lumière maladive sur les boiseries. Et sur le mur, le portrait d’un homme — Roger Carlyle, jeune, arrogant, immortalisé dans son orgueil.

Erica s’approcha d’un petit cabinet en bois sombre. Elle sortit une clé de son corsage, la glissa dans la serrure. Un clic. Une odeur se dégagea aussitôt : poussière, moisi, et quelque chose d’indéfinissable… comme une cendre rance, ancienne, presque organique.

Quatre ouvrages, massifs, dormaient dans l’obscurité du meuble. Leurs couvertures de cuir craquelé semblaient palpiter, comme si quelque chose en eux refusait d’être dérangé.

Erica se recula, comme si elle ne voulait plus être témoin de ce qu’elle venait de livrer.

— « Voilà ce que Roger a laissé derrière lui. À vous de décider si vous voulez vraiment les ouvrir. »

Le silence qui suivit fut plus pesant que tout discours.

Les livres furent glissés dans un sac, comme des artefacts contaminés. En partant, Erica ne prononça pas un mot de plus. Son regard s’attarda une dernière fois sur le portrait de son frère, puis se détourna.

Elle referma les portes derrière eux.

Le vent, dehors, redoubla.

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