Le sommeil le happa sans prévenir, comme la gueule d’un piège rouillé refermée sur une proie inconsciente. Une sensation de glissement, de chute, puis le néant, poisseux et chaud, avant qu’une respiration, lente et fétide, ne caresse sa nuque.
Il était debout. Nu-pieds. Sous lui, un sol spongieux, saturé d’humidité, d’où émanait une odeur abjecte : sang corrompu, cuir en décomposition, encens épais et rance. Chaque pas s’enfonçait comme dans la chair. Il comprit alors, sans même le vouloir, qu’il marchait sur une multitude de cadavres, mêlés à la terre dans une lente agonie.
Un bruit. Sourd, répétitif. Pas un tambour. Quelque chose de plus intime, de plus viscéral. Un battement, comme celui d’un cœur titanesque, mais démultiplié. Une forêt de pulsations, résonnant dans les ténèbres comme un chœur de souffrances invisibles.
Puis il le vit.
Un mur, fait de chair et d’os, un entrelacs infâme de corps fusionnés. Les peaux cousues, les membres imbriqués, les visages figés dans un rictus de douleur ou d’hilarité démente. L’un d’eux tourna la tête vers lui. Le regard qu’il croisa fut celui d’une éternité de souffrance muette.
Le murmure ne venait pas d’une bouche, mais de toutes à la fois. Un son râpeux, crissant, comme un millier de langues de verre raclant son tympan. Il voulut fuir. Mais ses pieds s’enfoncèrent davantage, aspirés dans la vase. Quelque chose rampa sur sa cheville. Il baissa les yeux.
Des mains. Décharnées. Crochues. Qui sortaient lentement du sol, cherchant à l’agripper, à l’engloutir. Des doigts squelettiques qui s’enroulaient autour de lui, tirant sur ses chairs.
Il leva la tête.
Le mur de chair s’était rapproché.
Et il hurla.
Son cri resta coincé dans sa gorge. Il s’éveilla en sursaut, suffoquant, le goût du sang sur la langue, les draps trempés de sueur glacée.
Quelques heures plus tard...
Une douleur fulgurante le transperça comme une lame incandescente. Il porta la main à son ventre.
Et sentit.
Une matière tiède, humide, et molle. Il baissa les yeux. Son ventre était ouvert. Écartelé comme par les griffes d’un chirurgien fou. De larges pans d’entrailles s’échappaient lentement de la plaie, ruisselant sur ses cuisses et ses draps comme une offrande obscène.
Il tenta de les retenir. Ses doigts glissèrent, impuissants, sur les tissus mous et humides de ses propres organes.
Il voulut hurler, mais sa gorge resta close, comme pétrifiée.
Chaque mouvement aggravait sa douleur, déchirant davantage la plaie béante. Le battement de son cœur se mua en un grondement caverneux, un râle de bête mourante.
Puis une explosion sonore, comme un écho cosmique dans sa poitrine.
Et le néant.
Il était quatre heures du matin. Les yeux s’ouvrirent, affolés. Tous étaient réveillés.
À l’aube
Peu avant cinq heures du matin, Martin, flanqué d’Edward, quitta le cocon protecteur de l’appartement. Le froid, mordant, presque surnaturel, mordait leurs visages tandis qu’ils se dirigeaient vers le cimetière d’Evergreens, encore plongé dans l’obscurité la plus profonde. Martin, tel un chasseur immobile, se dissimula dans l’ombre d’un mausolée décrépit. Là, il guetterait. Il observerait les ombres, car il savait que les morts n’étaient pas les seuls à hanter ce lieu sacré.
À huit heures, le reste du groupe rejoignit les lieux, se répartissant en deux groupes distincts. Edward et Alessandro durent échapper à une voiture suspecte, avant de constater que ce n’était autre que le lieutenant Poole, accompagné de quatre agents, dont le regard tendu et les traits tirés trahissaient leur conscience du danger.
Poole échangea quelques mots avec les investigateurs. Le pardon de Sam, sincère et sans fard, fut accueilli d’un hochement grave.
Puis le silence.
Au cimetière d’Evergreens — La cérémonie
Le ciel semblait peser sur les âmes. Bas, lourd, gris d’un gris maladif. Des flocons rares, hésitants, voltigeaient parmi les pierres tombales effacées par le temps. Le vent, sec et froid, gémissait dans les branches nues, semblant entonner lui-même une complainte funèbre.
Le cercueil fut porté dans un silence où seul le chuchotement du vent semblait encore vivant. Le révérend Lawrence O’Dell, vêtu de noir, les traits figés dans une douleur contenue, s’avança.
Sa voix s’éleva, récitant le Psaume 13, chaque mot résonnant comme une plainte millénaire :
"Jusques à quand, Yahweh, m'oublieras-tu toujours ?
Jusques à quand me cacheras-tu ta face ?..."
Les mots semblaient s’adresser non seulement au Dieu des vivants, mais à quelque chose d’autre — un Dieu plus ancien, plus lointain, muet et aveugle, tapi derrière les étoiles.
Puis vint Jonah Kensington.
Le vieil éditeur, tenant un carnet usé, la gorge nouée, évoqua Jackson Elias. Ses mots furent simples. Authentiques. Pleins de cette chaleur humaine que l’homme disparu savait si bien susciter. Une lueur d’espoir, fragile, passa dans les cœurs quand il conclut, d’une voix tremblante mais souriante :
"Suis au ciel. Entretiens exclusifs avec les anges. Et peut-être même une interview avec Satan…"
Il n’y eut pas de tonnerre. Pas d’éclair. Mais chacun sentit, au fond de lui, que quelque chose s’était déplacé, imperceptiblement, dans les ombres du monde.
Toujours au cimetière d’Evergreens
Alors que le dernier mot de la prière s’effaçait dans le silence ouaté du matin, les rares personnes présentes commencèrent à s’éloigner. Pourtant, l’un d’eux demeura.
Un homme noir, de haute stature, aux épaules comme taillées dans l’ébène, s’approcha lentement. Son manteau sombre absorbait la lumière pâle du jour, et son regard, intense, semblait chercher bien plus que de simples visages.
— Un homme comme Jackson Elias ne devrait pas mourir ainsi…
Sa voix était grave, presque douce, mais portait en elle une résonance qui semblait surgir d’un monde plus ancien. Il inclina légèrement la tête, marquant un respect silencieux pour le défunt.
— Il avait du courage… Mais parfois, le courage mène sur des chemins où l’on ne revient pas.
Ses yeux glissèrent lentement sur chacun des investigateurs, s’attardant un peu trop longtemps sur leurs traits. Il n’y avait pas d’agressivité dans ce regard, mais une étrange acuité, comme s’il pouvait, à travers leurs peaux, contempler leurs os… ou leurs âmes.
— Vous étiez ses amis, n’est-ce pas ?
Un sourire mince, presque imperceptible, passa sur ses lèvres.
— Il parlait souvent des siens. Il se montrait… passionné.
Le silence tomba. Il laissa les mots flotter un instant, les yeux perdus dans les brumes du cimetière.
— J’ignore si vous poursuivrez ce qu’il a commencé. Peut-être avez-vous plus de prudence que lui.
Le ton était calme, mesuré. Mais quelque chose, dans la manière qu’il eut de prononcer ce "prudence", fit frissonner plus d’un cœur. Il inspira profondément, comme si l’air glacé du cimetière portait une fragrance secrète que lui seul pouvait déchiffrer.
— Il a levé un voile qu’il n’aurait jamais dû soulever. Certains secrets méritent de rester dans l’ombre, vous savez.
Il marqua une pause, puis, comme une conclusion funèbre :
— L’ombre est un sanctuaire.
Mukunga, car tel était le nom qu’il leur avait annoncé, les regarda une dernière fois, inclina la tête avec une politesse presque noble, puis tourna les talons et s’éloigna d’un pas lent et mesuré.
Il n’y avait eu ni menace, ni colère. Pourtant, tous ressentirent un froid plus profond encore que celui de l’hiver. La sensation d’avoir été observés, évalués… et peut-être jugés indignes.
Après la cérémonie
Le lieutenant Poole, toujours flanqué de ses hommes, s’approcha pour échanger quelques mots. Il n’était pas homme à trop s’attarder en formules. Il indiqua simplement aux investigateurs que le docteur Mordecai Lemming acceptait de les recevoir à 17h chez lui, et qu’il leur donnait quant à lui rendez-vous à 19h, à la morgue du Bellevue Hospital.
Pendant ce temps, Martin, le regard dur, héla un taxi et partit dans la foulée. L’homme du cimetière – Mukunga, il en était certain – ne devait pas disparaître dans la brume de New York comme tant d’autres ombres l’avaient fait. Pendant près de quarante-cinq minutes, il le suivit à distance, son taxi fendant les rues grises comme un couteau dans la graisse froide du monde.
Mukunga entra finalement dans un restaurant : le Ugali Palace, établissement discret aux baies opaques.
Martin attendit un moment, puis décida de franchir le seuil à son tour. Il prit place et commanda un plat, surveillant sans en avoir l’air la rencontre qui se tenait au fond de la salle. Mukunga discutait avec un autre homme noir, dont l’allure trahissait une certaine importance.
À la sortie, Martin tenta de poursuivre sa filature. Mais à peine avait-il contourné l’angle qu’il fut arrêté net par deux silhouettes surgies de l’ombre. Leurs yeux brillaient d’un éclat cruel, et l’un d’eux brandissait une lame effilée.
Les paroles furent inutiles.
Martin comprit : s’il insistait, le sang coulerait. Peut-être le sien. Peut-être celui de ces hommes. Mais le sang, dans tous les cas.
Il recula. Dignement. Puis regagna l’appartement d’Alessandro. Une guerre ne se gagne pas dans une ruelle.
Pendant ce temps…
Alessandro et Edward, de leur côté, se rendirent dans une armurerie familière, où ils passèrent commande d’un arsenal conséquent. Leur départ à l’étranger s’annonçait imminent, et mieux valait être prêts. Les armes, leur assura-t-on, seraient disponibles mercredi. Ils regagnèrent ensuite l’appartement pour consulter les réponses – ou les silences – de leurs nombreux contacts.
Sam et Blair, quant à eux, poussèrent la porte austère de la New York Public Library, vaste cathédrale du savoir, où les ombres elles-mêmes semblaient étudier en silence.
Les recherches
Blair découvrit un portrait de Roger Carlyle bien différent de celui que brossaient les journaux mondains :
Un jeune homme brisé, délaissé par son père, en quête désespérée d’attention. Il échappa de peu à un procès en reconnaissance de paternité à dix-sept ans. Soigné pour alcoolisme à dix-huit, puis à vingt ans, son parcours universitaire fut une succession d’expulsions silencieuses : Harvard, Yale, Princeton, même Miskatonic et Cornell refusèrent de le garder.
Après la mort brutale de ses parents dans un accident de voiture, il sembla reprendre pied. Mais la réussite de sa sœur, plus sérieuse et compétente, raviva chez lui un sentiment d’échec chronique. Sa rencontre avec une mystérieuse femme originaire d’Afrique orientale, connue sous le pseudonyme d’Anastasia Bunay, fut le point de non-retour.
Autour d’elle, les rumeurs se mirent à tourbillonner : débauche, drogues, orgies et sans doute pire encore. Carlyle commença à piller sans scrupule les ressources des entreprises familiales, malgré les protestations de sa sœur. De figure aimable, il devint l’énigmatique cœur des nuits new-yorkaises. Mais quelque chose en lui changea. À l’approche de son départ pour l’Égypte, il gagna en gravité, en silence… et en mystère.
En fouillant plus loin, Blair découvrit aussi les origines troubles de la famille Carlyle. Leur ancêtre, Abner Vane Carel, fut déporté en Virginie en 1714 pour « activités pernicieuses et désespérées », non précisées. Son fils, Éphraïm, changea le nom en « Carlyle », fonda la fortune familiale sur le commerce du bois et du textile, et prospéra durant la guerre de Sécession.
Sam, de son côté, retrouva des photographies de soirées new-yorkaises datées de l’hiver 1918, où apparaissait Anastasia Bunay, alias M’Weru. Toujours près de Roger. Toujours un peu floue. Toujours
fascinante.
Mais ses recherches l’emmenèrent plus profondément dans les entrailles du bâtiment. Trop profondément.
L’attaque
Dans les sous-sols de la bibliothèque, l’éclairage devenait rare. Les ombres se faisaient plus épaisses. Et c’est là qu’ils surgirent.
Trois hommes. Peaux sombres, yeux vides, mains armées. La douleur fut immédiate. Le sang, abondant. Sam tomba, hurlant dans le silence interdit de ces lieux sacrés.
Ils ne le tuèrent pas.
Ils s’enfuirent aussitôt leur méfait accompli.
Blair le trouva gisant sur le sol, à demi-conscient, la chemise rouge d’un sang trop vif. Il appela les secours. Le French Hospital les accueillit en urgence, et Poole, averti, dépêcha deux hommes pour veiller sur Sam. Mais dans les regards échangés, une inquiétude plus profonde brillait : ce n’était qu’un avertissement.
Blair rejoignit alors ses camarades au domicile du docteur Mordecai Lemmings dans le quartier de Greenwich Village, dans un New York où l’invisible devenait de plus en plus tangible.

Pendant ce temps…
Alessandro et Edward, de retour dans la somptueuse propriété familiale, furent accueillis par une Margarita inquiète. Elle informa Alessandro qu’elle avait reçu plusieurs appels téléphoniques importants en son absence.
Alessandro rappella aussitôt Myriam Artwright, de l’université de Harvard. Celle-ci lui appris que Jackson Elias s’intéressait de près au livre Les Sectes Secrètes d’Afrique, récemment disparu dans des circonstances troublantes. À sa demande, elle s’engagea à effectuer des recherches sur le culte de la Langue Sanglante et sur une entité évoquée dans ses notes : le Dieu du Vent Noir.
Poursuivant sa quête téléphonique, Alessandro réussit à contacter, malgré une liaison médiocre, le professeur Cowles de la Miskatonic University. Ce dernier, bien qu’il n’ait jamais rencontré Jackson Elias, admit avoir lu certains de ses écrits. Il invita Alessandro à venir déjeuner avec lui un de ces prochains jours, afin de discuter de sa conférence sur les cultes oubliés.
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